Saturday, 3 March 2012

Môi trường và phát triển bền vững tại Việt Nam

Aspects du constitutionnalisme vietnamien

      LÊ MỘNG NGUYÊN *



     Qu’est-ce qu’une constitution ? Qu’est-ce que la démocratie ? S’agit-il uniquement de l’organisation des pouvoirs publics dans l’État et des rapports de celui-ci avec les citoyens dès lors qu’on parle de constitution en liaison avec la démocratie dans un pays comme le Viêt-Nam ? Une Constitution n’est évidemment pas que cela si l’on se réfère à son idéal politique et la démocratie véritable n’existe que si l’on y fait une place à l’opposition. La République socialiste du Viêt-Nam (RSVN) souffre de ce fait (à l’heure actuelle) - si nous l’envisageons sous   ce double aspect -  d’un déficit démocratique constitutionnel.
     L’objet de notre exposé consiste donc  à faire une analyse sommaire de tous les textes fondamentaux qui se sont succédé au Viêt-Nam (qui fut, avec le Laos et le Cambodge, l’un des trois Etats de l’ex- Indochine française) et à rechercher  à l’occasion leur essence démocratique afin de démontrer que le constitutionnalisme dans notre pays est (historiquement parlant) d’inspiration occidentale, européenne en général et française en particulier. « Dans la mesure en effet où, selon Claude-Albert Colliard (Libertés publiques, Paris 1959, p. 11), l’image s’est répandue de la France semeuse d’idées, il s’agit d’idées libérales » . Et le Doyen de Grenoble  de constater très justement que « ces formules libérales ont posé d’ailleurs, d’une manière assez paradoxale, le problème même de la politique française : la France a pu semer des idées  qui se retournent contre ses intérêts, ainsi en matière coloniale ».
    La présente étude constitue en quelque sorte un hommage rendu à la civilisation occidentale, à la France du Siècle des Lumières et la constitution par conséquent ne peut être définie  que selon le critère politique c’est-à-dire dans le sens de la défense des droits de l’homme : « Toute société, dit l’article 16 de la Déclaration de 1789, dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». C’est pourquoi dans un pays comme le Viêt-Nam à l’heure actuelle, où il existe bien juridiquement une Constitution mais où les droits et libertés des citoyens sont foulés aux pieds dans la pratique par le leadership du Parti, le constitutionnalisme ne peut être que « périphérique » ou superstructurel.     Nous examinerons par conséquent dans une Ière Partie : le constitutionnalisme d’inspiration occidentale et son évolution dans notre pays (des origines à nos jours) et dans une IIème Partie : le constitutionnalisme périphérique (ou superstructurel) en RSVN en étudiant les problèmes de la souveraineté, de la concentration des pouvoirs et du développement national dans sa Constitution actuellement en vigueur du 15 avril 1992.

I.  LE CONSTITUTIONNALISME D’INSPIRATION OCCIDENTALE ET SON ÉVOLUTION AU VIET-NAM DES ORIGINES À NOS JOURS

     Pour un pays de la péninsule indochinoise au contact de l’Occident  (par suite de l’intervention française dans la seconde moitié du XIXe siècle) comme le Viêt-Nam (v. Le Mong Nguyen, Classes sociales et mouvements politiques au Viêt-Nam de 1919 à 1939, Paris 1962), il faut noter qu’à mesure que le mandarinat de l’Empire sous protectorat français en vertu du Traité du 6 juin 1884 s’est éloigné de la scène politique à cause de son attitude collaborationniste, une nouvelle élite issue de la petite bourgeoisie intellectuelle est née dans le sillage culturel de la colonisation en Annam-Tonkin et en Cochinchine (colonie placée sous administration directe française) où la bourgeoisie intellectuelle (indigène), financière et terrienne de surcroît pour une minorité, bénéficiant du régime statutaire colonial, avait ses coudées franches dans ses réclamations auprès des autorités françaises.   N’ayant aucune attache avec l’État confucéen et des communes traditionnelles, la jeune génération de l’entre-deux-guerres - en s’adonnant aux études des humanités européennes - découvre avec stupéfaction que la France continue d’évoquer dans le monde l’image de la démocratie et de la liberté et que c’est de ce grand pays que l’humanité a reçu la première Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
     C’est dans ces conditions qu’est né en Cochinchine (colonie française de 1874 à 1949) le Parti constitutionnaliste cochinchinois (PCC) fondé par Bùi Quang Chiêu dans les années 1923-1924 et qui demande au gouvernement colonial une constitution et des libertés. « Mais on entend que la Constitution, créant un Parlement, soit promulgué avec le temps; non pas brusquement et en un seul jour, mais en gardant les transitions, en n’augmentant que peu à peu les facultés des habitants; pensant enfin - mais c’est un point qu’on laisse en une ombre discrète - qu’un jour viendra, jour qu’on dit lointain, où l’on pourra émanciper parfaitement les électeurs, enfin instruits de leur mission. Libération... qui ne mettra pas fin au concours des Français : ils pourront servir, en association, l’intérêt futur du peuple d’Annam » (René Maunier, Sociologie coloniale, Tome 2, Paris 1936, p. 385). C’est par conséquent autour du fondateur du PCC (riche bourgeois de culture française) que se groupent les grands noms du haut fonctionnariat, des professions libérales, du commerce et de l’industrie et surtout de la grande propriété terrienne. Ils sont en majorité membres des assemblées locales de Cochinchine : des Chambres de commerce au Conseil de gouvernement en passant par le Conseil colonial et le Grand conseil. Le but immédiat du PCC est de conquérir un grand nombre de sièges dans ces assemblées. Malgré son caractère « bourgeois », ce Parti connut rapidement un succès dans les années 1924-1926. C’est lui en effet qui l’emporta triomphalement aux scrutins de 1925 (  tous ses candidats étant élus en bloc).
     Poursuivant son dessein « démocratique-bourgeois » , le PCC adresse la même année au Gouverneur général socialiste Alexandre Varenne (nommé à ce poste par le Cartel des gauches victorieux des élections françaises de 1924) son  « Cahier des Voeux Annamites »  . Les constitutionnalistes cochinchinois réclament en cette occasion l’application  au pays colonisé des libertés d’opinion, d’association, de la presse, de circulation, l’égal accès des Vietnamiens aux fonctions publiques ainsi qu’une large représentation des indigènes dans les assemblées locales. Sur le plan social, ils se plaignent très modestement de la modicité des salaires ouvriers et protestent contre le recrutement de la main-d’oeuvre parmi les enfants vietnamiens en bas-âge. Quoiqu’il en soit, le leader du PCC, M. Bùi Quang Chiêu, soutenu par toutes les couches sociales vietnamiennes, va présenter en France ses revendications, qui ne seront évidemment pas acceptées. Malgré ce résultat négatif, il fut accueilli en héros national lors de son retour à Saigon le 24 mars 1926 où une manifestation grandiose salua en lui le représentant du peuple qui a su éveiller quelques intérêts dans les milieux français de la métropole (la journée du 24 mars fut aussi celle des obsèques du patriote démocrate-républicain  Phan Châu Trinh).
     A la même époque, le journaliste écrivain Pham Quynh (directeur de la revue Nam Phong ou « Vent du Sud » ) à qui l’empereur Bao Daï va confier en 1933 (au début de son règne placé sous le signe du réformisme et de la modernisation) les fonctions de Directeur de cabinet avec rang de ministre, expose pour un journal de Hanoi « France-Indochine » en 1930 (après les événements de Yên Bay) les grandes lignes d’un projet de Constitution dans un article intitulé Vers une Constitution, dans le cadre de la monarchie régnante et du protectorat français établi par le Traité de 1884 (v. Bao Daï, dernier empereur et chef d'État du Viêt-Nam, communication de Le Mong Nguyen à l’Académie des Sciences d’Outre-Mer, le 19 novembre 1999).  Il s’agit, à l’évidence, d’une monarchie rénovée  au nom de laquelle l’empereur qui gouverne par l’intermédiaire des ministres responsables à la fois devant le monarque et devant un Résident général représentant le protectorat français, est - en tant que chef de l’Exécutif - assisté d’un Conseil privé composé de personnalités annamites et françaises. Le Parlement à Chambre unique de son côté, élu au suffrage restreint pour l’Annam-Tonkin, dispose concurremment avec le Gouvernement de l’initiative des lois. Cependant, tout projet législatif, émanant de l’un ou de l’autre, doit être au préalable soumis à l’examen du Conseil d’État (de composition mixte également) avant toute discussion en séance plénière. Le Résident général qui siège à Hué (Annam) et ayant sous son autorité  un Délégué à Hanoi (Tonkin), a - à sa disposition - un personnel compétent pour l’exercice de son éventuel droit de contrôle administratif. Il peut, en vertu de l’article 7 du Traité de 1884, prononcer la dissolution du Parlement. Le Gouverneur général est par ailleurs chargé d’arbitrer les conflits éventuels entre autorités annamites et protectorat qui ensemble peuvent faire - en dernier ressort -  appel à Paris où une mission vietnamienne se trouve accréditée auprès de la République Française.

   Ce n’est donc pas ce constitutionnalisme d’origine occidentale certes mais caractérisé apparemment par la modération de son concepteur que nous retrouverons plus tard au Sud Viêt-Nam (parce qu’étant conçu cette fois-ci non pas dans un pays colonisé mais bien dans un État indépendant, après les accords de Genève de juillet 1954 et le renversement de la monarchie en octobre 1955), qui aura fait l’apprentissage de la démocratie libérale depuis lors et ce jusqu’en 1975 en dépit des relations de plus en plus conflictuelles avec le Nord. La Constitution de la Première République du Vietnam, promulguée le 26 octobre 1956, a été élaborée par une Commission constitutionnelle de 15 membres choisis au sein de la première Assemblée nationale issue des élections générales du 4 mars 1956. Le projet final soumis à la ratification du Parlement, a été conçu suivant les principes fondamentaux de la politique  personnaliste du président Ngô Dinh Diêm qui en a esquissé les grandes lignes dans son message du 17 avril 1956 à l’Assemblée nationale (v. Le Mong Nguyen, La politique personnaliste du président Ngô Dinh Diêm au Sud Viêt-Nam, Paris 1960). Le texte intégral définitivement voté par les représentants du peuple, comprend un Préambule et 98 articles répartis en 10 Titres traitant successivement, dans l’ordre d’importance, des Dispositions fondamentales, des Droits et devoirs du citoyen (à l’instar des constitutions des pays occidentaux d’idéologie libérale), du Président de la République, de l’Assemblée nationale, des Magistrats, de la Cour spéciale, du Conseil national économique, de la Cour constitutionnelle, de la Révision de la Constitution, enfin des Dispositions finales.
     Reposant sur la base des principes de la souveraineté nationale et de la séparation accentuée des pouvoirs, la Constitution du 26 octobre 1956 institue un régime de type présidentiel dans le cadre duquel le Président de la République (Ngô Dinh Diêm) à la fois chef d’État et chef de gouvernement, doté de pouvoirs substantiels (la nation l’investissant, selon l’article 3, de la fonction exécutive), est élu au suffrage universel direct en même temps que son Vice-Président, pour 5 ans et rééligible deux fois. Le Vice-Président remplace le Président « en cas de cessation de fonction avant l’expiration du mandat présidentiel »  (article 34) et préside de droit le Conseil national économique dont les membres sont désignés par le Gouvernement (art. 83 et 82). C’est le Président de la République qui nomme les secrétaires d’État et sous-secrétaires d’État qui ne sont responsables que devant lui et qu’il révoque librement Ces derniers peuvent entrer en rapport avec le Président, les vice-présidents et les présidents des Commissions de l’Assemblée nationale pour leur donner des renseignements et fournir des précisions intéressant les fonctions législatives du Parlement (art. 46 et 47). Le Président de la République n’est pas responsable devant l’Assemblée nationale législative (Chambre unique du Parlement), dont les 123 membres (pour la 1ère législature) sont élus  au suffrage universel, direct et secret pour 3 ans et rééligibles. Il ne peut être mis en accusation (suivant une procédure aux conditions très difficiles à remplir par ailleurs) devant la Cour spéciale qu’ « en cas de haute trahison et de crime » (art. 74). L’emploi par les constituants du terme de Justice au lieu de celui de fonction judiciaire pour désigner le troisième organe de l’État, paraît significatif, la séparation nette des fonctions se faisant en effet seulement entre le Président de la République (fonction exécutive) et l’Assemblée nationale (fonction législative). La Justice est cependant organisée « selon le principe de l’égalité de tous devant la loi et celui de l’indépendance des magistrats du siège » (article 70). Les électeurs peuvent être appelés à se prononcer sur initiative du chef de l’État (avec l’accord de l’Assemblée nationale) par voie de référendum. Les lois sont votées sur initiative des députés (propositions de loi) ou du Président de la République (projets de loi) : elles doivent être promulguées dans un délai de 30 jours (ramené à 7 jours en cas d’urgence) par le chef de l’Exécutif. La Constitution prévoit qu’ « en cas d’urgence...», l’Assemblée peut déléguer au Président et « pour une durée et dans les limites déterminées »  , le pouvoir de prendre des décrets-lois qui ont force de loi si le Parlement ne les rejette pas dans les 30 jours suivant l’expiration du délai de la délégation (article 42). D’autre part, « le Président de la République peut signer le décret-loi budgétaire pour l’exercice suivant » si le budget n’est pas pas définitivement voté avant le 31 décembre de l’année précédant celle de son application (articles 43 et 60).
      Comme dans tout régime libéral (État de droit), il existe une Cour constitutionnelle chargée d’examiner la conformité à la Constitution des lois, décrets-lois et règlements administratifs (article 85) et  dont  le président est nommé par le Président de la République avec l’accord de l’Assemblée nationale, le premier choisissant en plus 4 membres parmi les hauts magistrats ou juristes, la seconde élisant les  4 derniers membres parmi les députés (article 86). Enfin, toute proposition de révision venant du chef de l’État ou des 2/3 du nombre total des députés,  doit être adoptée à la majorité des 3/4 des membres de l’Assemblée nationale et ce au scrutin nominatif et personnel. Tout en affirmant la volonté d’établir un régime démocratique fondé sur le respect de la personne humaine, la Charte de 1956  qui permet (par son dernier article 98)  au Président de la République de « décréter - au cours de la première législature de 1956 à 1961 - la suspension provisoire de l’exercice des libertés...» pour des raisons d’ordre public ou de défense nationale,  a permis (par le renforcement des pouvoirs présidentiels déjà très substantiels ) au Président Ngô Dinh Diêm et à sa famille d’instaurer leur dictature au Sud Viêt-Nam (jusqu’à la chute du régime le 1er novembre 1963).

     La Constitution du 1er avril 1967 de la Seconde République du Viêt-Nam a voulu inaugurer une nouvelle ère de liberté « après de longues années de domination étrangère, suivie de la partition du pays, de la dictature et de la guerre » . Il ne fait aucun doute que les constituants  ont voulu faire - dans ce Préambule - allusion  à la longue période de colonisation française, à la guerre d’Indochine  qui a abouti aux accords de Genève de 1954, au régime diémiste de 1955 à 1963 et à la seconde guerre du Viêt-Nam. Après une période transitoire et souvent instable de gouvernement militaire (le Directoire), le Viêt-Nam du Sud va connaître, à en croire l’article 101 du Texte fondamental, un régime de « pouvoir ouvert » où la politique gouvernementale fait l’objet de débats et contre laquelle la voix critique de l’opposition peut s’élever (v. Le Mong Nguyen, Constitution et Démocratie au Viêt-Nam du Sud in Revue Civilisations,Vol. XVII, 1967, no 4) . L’affirmation par l’Etat que  « les partis politiques jouent - en vertu de l’article 99 - un rôle essentiel dans le régime démocratique »  et qu’ « ils sont libres de se former et d’agir suivant les règles et conditions fixées par la loi », prend le contre-pied du système de parti d’État instauré par Ngô Dinh Diêm qui fut à la fois Président de la République et président du Mouvement de révolution nationale (MRN), mouvement de masse créé par le Gouvernement. Cependant, tout en admettant l’existence de l’opposition, «  la République du Viêt-Nam s’oppose au communisme sous toutes ses formes. Tout acte visant à la propagande ou à la réalisation de la doctrine communiste est formellement interdit » (article 4). Danger par conséquent pour l’exercice des libertés publiques si dans la pratique le pouvoir invoque cette disposition constitutionnelle pour faire taire toute voix de l’opposition  accusée à tort de faire le jeu des communistes. Disposition apparemment anti-démocratique dans la mesure où l’on compare le régime du Sud Viêt-Nam d’alors avec celui des Occidentaux, mais bien compréhensible dans la mesure où la République se doit de mener un combat pour sa survie contre le marxisme-léninisme.  C’est bien pour cela également que la Haute Cour de Justice (HCJ) dont les membres (de 9 à 15) sont nommés par le Président de la République sur une liste de 30 magistrats élus par l’Ordre des Magistrats (du siège), l’Ordre des Magistrats (du Parquet) et l’Ordre des Avocats (article 80), dispose du  pouvoir de prononcer la dissolution  d’un parti politique dont la politique et la ligne d’action vont à l’encontre du régime de la République (article 81, alinéa 2).
     En dépit de certaines imperfections,  la Seconde République du Viêt-Nam a fait un progrès dans la voie démocratique. Il faut dire à cet égard et pour l'explication que  les Vietnamiens ont bien reçu un héritage pour ainsi dire  riche et salutaire de la culture occidentale, après un siècle environ de présence française en Indochine. Les députés à l’Assemblée nationale constituante sont  pour une large part des intellectuels, qui ont fait leurs études dans les grandes universités d’Europe et d’Amérique. On sent très nettement, à travers les articles de la Constitution de 1967, l’influence prépondérante des Constitutions françaises des IIIe, IVe et Ve Républiques et d’une manière générale des Constitutions européennes, écrites ou coutumières. Les rédacteurs de la Loi fondamentale de 1967 ont malgré tout fait preuve d’originalité en s’inspirant non seulement des textes mais également de la pratique politique des démocraties en Occident. Ils ont démontré qu’ils ont - dans certains domaines - du courage, en proclamant notamment : « L’État respecte les droits politiques des citoyens y compris les droits de réclamation, d’opposition publique, sans violence et dans la légalité » (article 13). Il est évident, comme nous l’avons souligné, que l’opposition politique doit s’exercer dans le cadre de la souveraineté nationale (et non populaire). La démocratie libérale instituée au Sud du 17e parallèle est - sous la IIe République du Vietnam  et pour cette raison  - purement représentative. Si  « la souveraineté nationale appartient au peuple » (article 1er, alinéa 2), ce dernier ne l’exerce que par ses représentants. La Constitution ne prévoit en effet aucun mode de participation directe de la nation à l’élaboration des décisions politiques : il n’y a ni référendum, ni veto, ni initiative populaire tant sur le plan législatif que sur le plan constitutionnel. La nation délègue ainsi le pouvoir législatif à une Assemblée nationale bicamérale composée de la Chambre des députés et du Sénat, issus tous du suffrage universel direct (article 30). Il s’agit d’un bicaméralisme authentique : les membres du Parlement ont les mêmes pouvoirs essentiels (initiative, vote des lois, initiative de la révision et adoption des réformes constitutionnelles) et surtout le pouvoir parfaitement égal de « renverser » le gouvernement Dans la procédure législative et en cas de désaccord entre les 2 Chambres, la navette  est applicable mais si le désaccord persiste, le dernier mot appartient à Chambre basse. Une majorité des 2/3 de ses membres doit alors être réunie, sinon le point de vue du Sénat l’emportera (article 43). D’autre part, le projet de budget doit être déposé en priorité sur le bureau de la Chambre des députés avant le 30 septembre et voté séparément par les deux Chambres du Parlement avant le 31 décembre. En cas de retard, le système des douzièmes provisoires  est mis en oeuvre par décret du Président de la République jusqu’au vote définitif du budget. On notera avec curiosité l’influence de la Constitution française de 1946 et de la pratique politique de la IVe République  sur l’organisation des Chambres vietnamiennes du Sud qui restent maîtresses de leur règlement intérieur, et qui procèdent elles-mêmes à la vérification des pouvoirs (validité des élections) de leurs membres.
       La Constitution de 1967 (fidèle au principe de Montesquieu) confie le pouvoir exécutif au Président de la République (le général Nguyên Van Thiêu), élu directement (comme les députés et sénateurs) par le peuple (article 51), et le pouvoir judiciaire à la Haute Cour de Justice (article 76). Celle-ci - à part son pouvoir vis-à-vis des formations politiques  (v. supra) - est chargée  d’expliquer la Constitution, de statuer sur la constitutionnalité des lois et décrets-lois, la contitutionnalité et la légalité des décrets, arrêtés et décisions administratives. Bref, la HCJ est la Cour suprême de la République, jouant à la fois le rôle du Conseil constitutionnel et celui du Conseil d’État français réunis. Gardienne de la Constitution, elle sanctionne éventuellement les lois  qui violeraient les droits des citoyens garantis par la Charte et censure les actes du pouvoir qui porteraient au principe de la légalité. Conformément à la tradition de l’État de droit, les droits de la défense sont inscrits dans le Texte fondamental, qui condamne pour la première fois et de manière expresse la pratique de la torture (article 7, alinéa 4) : « Nul n’est obligé d’avouer ses crimes sous le coup des tortures, des menaces ou de la contrainte. Les aveux faits par suite des tortures, menaces ou de la contrainte ne peuvent être reconnus  comme preuve à charge ». La clarté de cette disposition courageuse nous dispense de tout commentaire.
     Quant à la révision de la Constitution, elle échappe aussi au peuple puisque l’initiative en appartient au Président concurremment avec la majorité absolue des membres du Parlement (article 103, alinéa 1er). Pour être définitive, la réforme doit être adoptée par les 2/3 des députés et sénateurs mais aucune obligation de ratification populaire n’est prévue. Bien que les travaux préparatoires n’aient donné aucun indice précis sur ce plan, nous pensons que si les constituants de 1967 n’ont pas voulu instituer un régime de démocratie semi-directe, c’est parce que  la situation exceptionnelle de guerre pourrait empêcher le cas échéant une consultation populaire de se dérouler normalement sur le territoire de la République. Rousseau n’a-t-il pas affirmé (Contrat Social, Liv. III, Ch. IV.) que le peuple, s’il doit être  le souverain , ne peut être  le gouvernement  ?
       En adoptant les principes de la souveraineté nationale appartenant au peuple et de la séparation des pouvoirs, la Constitution de la IIe République du Viêt-Nam comporte, quant à la classification du régime, des caractéristiques présidentielles qui l’emportent sur les caractéristiques parlementaires. Certes, l’Assemblée nationale peut - par un vote à la majorité des trois quarts - obliger le chef de l’État (devant qui seul le Gouvernement est responsable ) à remplacer la totalité ou une partie de ses ministres, mais cet Exécutif - à l’instar de tous les régimes de type présidentiel - ne dispose pas du droit de dissoudre la réprésentation nationale.

     Deux ans et trois mois après la signature par la République démocratique du Viêt-Nam (Nord) des accords de Paris (le 27 janvier 1973) dont les principales clauses politiques stipulent clairement : « La réunification du Viêt-Nam se fera par étapes, par des moyens pacifiques, sur la base de discussions et d’accords entre le Viêt-Nam du Nord et le Viêt-Nam du Sud, sans coercition, ni annexion d’une partie par l’autre et sans ingérence étrangère...», les tanks de l’armée populaire se sont avancés sur Saigon, capitale de la République du Viêt-Nam (Sud).
     Vingt ans auparavant en effet, c’est Hô Chi Minh qui, afin de gagner les patriotes révolutionnaires de vitesse, s’était empressé de proclamer, le 2 septembre 1945, l’indépendance formelle du Viêt-Nam alors qu’il n’avait pas encore les moyens de sa politique et ce, dès la capitulation et le départ des Japonais qui avaient occupé notre pays depuis 1940 et dont le coup de force du 9 mars 1945 visait cette fois-ci à éliminer toute présence française en Indochine.
     C’est Hô Chi Minh, fondateur de la RDVN, qui engagea son peuple dans une guerre de neuf ans de 1946 à 1954, soi-disant pour la sauvegarde de l’indépendance toujours revendiquée et dont la fin négociée à Genève en juillet 1954 consacra la partition du pays en deux zones : la RDVN (communiste) au Nord du 17e parallèle et la RVN (nationaliste) au Sud. L’ambition des dirigeants de Hanoï toutefois ne s’était pas arrêtée là. Afin de propager leur foi marxiste-léniniste à toute la population (et probablement à toutes les populations de la péninsule indochinoise), ils n’hésitèrent pas à rallumer une guerre (entre communistes et nationalistes), qui allait durer deux décennies (1954-1975).
      En dépit du Traité de paix de 1973 (auquel nous avons fait allusion précédemment), le Sud Viêt-Nam fut envahi le 30 avril 1975 et les conquérants ont aussitôt changé le nom de Saigon en Hô Chi Minh-Ville (la chanson de l’époque disait :  Saigon, nous t’avons perdue comme tu as perdu ton nom...). Il convient dès lors de rappeler que la RDVN s’est - après la proclamation de l’indépendance en 1945 - dotée d’une première Constitution, celle du 9 novembre 1946 (non appliquée en raison de la guerre) et qui n’était pas encore socialiste parce que la propriété des moyens de production y était fortement protégée. La Constitution du 31 décembre 1959, promulguée quatre ans après la paix de Genève et qui repose sur le système de gouvernement conventionnel, tendait à instaurer un État de démocratie populaire et à officialiser ainsi la marche du Nord vers le socialisme. Celle qui suivra, en date du 18 décembre 1980 (la plus dure sans doute), institue un État de dictature du prolétariat après la chute de Saigon et la réunification conséquente du pays appelé désormais République socialiste du Vietnam (RSVN) à partir de juillet 1976.
     Adoptée par l’Assemblée nationale le 15 avril 1992, la Constitution actuellement en vigueur  reflète la volonté apparente des dirigeants de Hanoï d’intégrer le Vietnam dans la Communauté internationale - par l’ouverture économique consécutivement à la politique du  « Renouveau » décidée par le VIe Congrès du Parti au pouvoir en décembre 1986 - tout en perpétuant le monopole de l’exercice du pouvoir par le Parti des travailleurs redevenu officiellement Parti communiste vietnamien (PCV). Le constitutionnalisme (si constitutionnalisme il y a) dans un pays qui place les institutions de l’État sous la dépendance idéologique et du Parti unique, ne peut être autre chose qu’un constitutionnalisme périphérique ou superstructurel.  

II. LE CONSTITUTIONNALISME PÉRIPH?RIQUE OU  SUPERSTRUCTUREL  DANS LA CONSTITUTION  DU 15 AVRIL 1992, ACTUELLEMENT EN VIGUEUR EN RSVN
     Ce constitutionnalisme - original dans sa conception et récent par  son adoption par les dirigeants de Hanoi (ouverture internationale oblige), doit être examiné au triple point de vue de la souveraineté populaire, de la confusion des pouvoirs et du développement  national :
                                 
    A. Le problème de la souveraineté ou la démocratie sans les citoyens ?
     La Constitution vietnamienne du 15 avril 1992 adopte, à l’instar de ses aînées de 1946 à 1980, le principe de la souveraineté populaire dans le sens le plus rousseauiste du terme, c’est-à-dire avec toutes les conséquences qu’il faut en tirer dans l’organisation des structures du pouvoir :

1. Dans la vision de Jean-Jacques Rousseau (Du Contrat Social, 1762), la souveraineté populaire est celle qui appartient au peuple non pas dans son indivisibilité mais seulement à titre d’addition des souverainetés particulières (chaque citoyen détenant ainsi une parcelle de souveraineté). Entendu en ce sens, ce principe aboutit nécessairement à la mise en oeuvre de l’électorat-droit et du mandat impératif.
a) Le vote en effet est considéré par la Constitution de 1992 comme un droit inhérent à la nature humaine, un droit naturel dans la conception de la Déclaration française de 1789 (article 2). C’est l’hypothèse du Contrat Social, dont Georges Burdeau a donné une explication magistrale (cité in Claude Leclercq, Droit constitutionnel et Institutions politiques, Litec 1990, p. 40), d’après laquelle les individus acceptent de renoncer à un certain nombre de droits au profit de la communauté  afin de pouvoir jouir des avantages de la vie sociale, mais ils continuent à disposer librement des droits naturels qui ne peuvent par définition faire l’objet d’une transaction (s’agisant de droits inaliénables et imprescriptibles) : l’électorat-droit signifie que le droit de vote appartient naturellement à tous, sans discrimination pour des raisons de naissance, de fortune ou d’instruction (v. également Le Mong Nguyen, Les systèmes politiques démocratiques contemporains, 4e édition 1994, Ed. STH).
     C’est apparemment dans le respect de ce droit que la Constitution de 1992 pose solennellement, en son article 7, alinéa 1, le principe du suffrage universel, égal, direct et secret. Elle déclare par conséquent que tout citoyen (ou toute citoyenne) est électeur (ou électrice) à 18 ans et éligible à 21 ans à l’Assemblée nationale et aux Conseils populaires dans les conditions déterminées par la loi. Ce droit, évidemment, a été reconnu par la Constitution de 1946 (articles 17 et 18) dont le Préambule avait insisté sur la garantie des libertés démocratiques et l’avènement d’un pouvoir fort et éclairé du peuple fraîchement libéré du joug colonial, par celle de 1959 (article 23) et par celle de 1980 (article 7, alinéa 1).
     Mais si le vote est un droit pour les citoyens, n’importe qui ne pourrait se présenter aux élections : les candidatures à la députation ne sont pas libres. L’article 4 de la loi électorale du 15 avril 1992 dispose en effet que « Le Front de la Patrie du Viêt-Nam organise des conférences en vue de la sélection et de la présentation des candidats aux élections à l’Assemblée nationale » . La règle est d’une importance telle que la Constitution elle-même a dû consacrer un long article 9 à la mission de cette grande formation : « Le Front de la Patrie du Viêt-Nam et ses organisations-membres constituent la base politique du pouvoir populaire. Le Front fait valoir les traditions d’union nationale du peuple tout entier; renforce l’unanimité politique et morale au sein du peuple; participe à l’édification et à la consolidation du pouvoir populaire; de concert avec l’État, veille sur les intérêts légitimes du peuple et les défend; mobilise le peuple à exercer le droit de maître, à respecter scrupuleusement la Constitution et la loi; supervise l’activité des organismes d’État, des représentants élus par le peuple, des cadres et des fonctionnaires de l’État. - L’État crée des conditions pour que le Front de la Patrie et ses organisations-membres puissent fonctionner avec efficacité. Or « l’État de la République socialiste du Viêt-Nam est un État du peuple, par le peuple, pour le peuple. Tous les pouvoirs d’État appartiennent au peuple dont la base est constituée par l’alliance de la classe ouvrière avec la paysannerie et l’intelligentsia » (article 2). Tout cela serait parfait sans cette affirmation péremptoire à l’article 4 que la plupart des observateurs ont rappelée avec regret : « Le Parti communiste du Viêt-Nam, détachement d’avant-garde de la classe ouvrière, représentant fidèle des intérêts de la classe ouvrière, du peuple travailleur et de toute la nation, adepte du marxisme-léninisme et de la pensée Hô Chi Minh, est la force dirigeante de l’État et de la société ». C’est donc le PCV qui continue à monopoliser tous les pouvoirs, à commencer par le choix des candidats donc des élus à l’Assemblée nationale par le biais du Front uni dont il forme le noyau.
     On se plaît, à cet égard, à comparer la nouvelle Constitution avec celle de 1959 qui avait instauré en Préambule « Un État de démocratie populaire (pour le Nord) reposant sur l’alliance des ouvriers et des paysans sous la direction de la classe ouvrière »  : Le Parti communiste indochinois (PCI) dissous pour la circonstance en 1946, y réapparaît sous le nom de Parti des Travailleurs  sous la direction duquel « le peuple tout entier dans une large union au sein du Front national uni, mènera à une éclatante victoire l’édification socialiste du Nord et la réunification du pays ». La Constitution de 1980 - la plus dure sans doute de toutes (le Nord venant de remporter la victoire décisive : la chute de Saigon le 30 avril 1975 et la réunification conséquente du pays en juillet 1976) - proclamait sans ambages (article 2) que l’État de la RSVN est un « État de dictature prolétarienne »  , que le PCV qui ne se cachait plus sous un nom d’emprunt, figurait officiellement dans la Constitution en tant que «  force unique qui dirige l’Éat   et  la société »  (article 4 également, comme dans la Constitution actuelle de 1992) et que « le Front de la Patrie  du Viêt-Nam, groupant les partis (au pluriel ?)... et d’autres organisations de masses constitue (déjà en 1980) l’appui solide de l’État »  (article 9)... L’une des innovations tout de même de la Constitution du 15 avril 1992, qui la différencie de la précédente de 1980, réside dans la suppression de la dictature du prolétariat (à quoi bon la maintenir puisque le Viêt-Nam a en quelque sorte atteint le stade suprême du socialisme ?). Elle affirme solennellement - comme dans n’importe quelle constitution dans le monde - que « La République socialiste du Viêt-Nam est un pays indépendant, souverain, unifié, doté d’un territoire intégral englobant ses terres continentales, ses îles, sa zone maritime et son espace aérien » (article 1). La nouvelle Charte confirme ainsi une hiérarchie traditionnelle qui s’établit entre « le Parti-le dirigeant, le peuple-le maître et l’État-le gestionnaire du pays »  (Préambule).

b) Le mandat impératif, que la nouvelle Constitution a adopté, étant la conséquence logique de la souveraineté populaire, veut que le représentant une fois élu, défende les intérêts catégoriels de ses propres électeurs et qu’il puisse être révoqué par ces derniers s’il se montre indigne de leur confiance. Ce droit est reconnu aux citoyens vietnamiens par l’article 7, alinéa 2 de la Loi fondamentale. Il peut être utilisé aussi bien au détriment des députés à l’Assemblée nationale qu’à celui des membres des Conseils populaires qui sont de véritables organes locaux du pouvoir d’État. Pour la Constitution de 1946 (article 41) : « L’Assemblée nationale doit mettre l’affaire en délibération lorsque le quart du moins des électeurs d’une circonscription demande le rappel d’un député. Si les 2/3 des membres de l’Assemblée nationale se sont prononcés dans ce sens, le député doit démissionner ». C’est donc ce pouvoir effectif des électeurs-mandants que les Chartes de 1959 (article 5) et de 1980 (article 7, alinéa 2) ont mis en lumière et dont ils continuent à disposer très largement aujourd’hui. Nous n’avons pas lieu de louanger ce système dont l’impact est de porter atteinte à l’indépendance d’esprit et à la liberté d’action de nos représentants qui devraient se consacrer entièrement au service du pays.

2. S’agissant de modalités d’exercice de la souveraineté, il convient de noter une très nette préférence de la RSVN pour le système de gouvernement  représentatif : les citoyens par leurs votes délèguent en effet l’exercice de la souveraineté dont ils sont titulaires à leurs représentants, sauf pour le cas où l’Assemblée nationale décide une consultation populaire (article 84) qui est organisé par son Comité permanent (article 91). On ne peut dans cette hypothèse parler de démocratie semi-directe, la participation du peuple à la gestion des affaires s’avérant par trop occasionnelle et de manière purement passive. Le pouvoir de décider du référendum a appartenu au Conseil d’État dans la Charte de 1980 (article 100) et au Comité permanent de l’Assemblée dans celle de 1959 mais il n’a pratiquement pas été utilisé. Seule la première Constitution de 1946 avait institué un véritable régime semi-direct tant sur le plan constitutionnel que sur le plan législatif (article 21) : « Le peuple a le droit de ratifier la Constitution, ainsi que les décisions engageant l’existence même de l’État par voie de référendum, conformément aux articles 32 et 70 ». C’est le peuple qui se prononce sur ces décisions à la demande des 2/3 des députés (article 30, Constitution de 1946) et c’est l’article 70 qui attribuait aux citoyens le pouvoir de ratifier une révision constitutionnelle proposée par le Comité de réforme élu au sein de l’Assemblée. En fait, la Constitution de 1946 n’avait pu être elle-même soumise au référendum constituant pour des raisons circonstancielles de guerre.  

B. -  Le problème de la concentration des pouvoirs : régime conventionnel ou monopole du Parti communiste ?

1.Du côté du Législatif : 
    Rejetant a priori le principe « bourgeois »  de la séparation des pouvoirs, la nouvelle Constitution - tout comme ses devancières de 1946 à 1980 - institue le régime conventionnel caractérisé par la confusion des pouvoirs entre les mains d’une Assemblée nationale issue du suffrage universel direct, « organe représentatif suprême du peuple et organe suprême du pouvoir d’État de la République socialiste du Viêt-Nam »(article 83) : Seule l’Assemblée nationale (placée sous l’autorité du Parti) a le pouvoir de révision à la majorité des 2/3 de ses membres (article 147), seule l’Assemblée nationale détermine les bases fondamentales de toute politique intérieure, économique, sociale de la nation, de défense  et de sécurité, l’organisation des structures de l’administration, les rapports de celle-ci avec les citoyens. L’Assemblée a un pouvoir de contrôle suprême sur toutes les activités de l’État.
     Ce n’est donc un secret pour personne : l’Assemblée de la RSVN détient seule tous les pouvoirs (c’est l’application du principe  de l’unité du pouvoir), le Parlement étant de surcroît monocaméral (c’est l’application de celui de l’unité dans le pouvoir). Nous en avons énuméré quelques-uns (v. supra) : la liste demeurant impressionnante. Élue pour 5 ans (4 ans en 1959), l’Assemblée nationale se réunit en session 2 fois par an sur convocation de son Comité permanent. L’ouverture des sessions extraordinaires est autorisée dans les conditions déterminées par la Constitution.
     Appliquant à la lettre le système de gouvernement conventionnel, l’Assemblée nationale - qui émane en réalité du PCV grâce à une procédure de sélection des candidats à la députation par le  Parti via le Front uni - dispose d’un très large pouvoir de nomination et de révocation des plus hautes personnalités politiques et judiciaires : le Président de l’État, le Vice-Président de l’État, le président de l’Assemblée nationale , les vice-présidents de l’Assemblée nationale, les membres du Comité permanent, le Premier ministre, le président du Tribunal populaire suprême, le président du Parquet populaire suprême ... La liste en est donnée par l’article 84 auquel nous renvoyons nos lecteurs. Comme en 1980, la Constitution du 15 avril 1992 confie à l’Assemblée nationale la mission de décider des questions de guerre et de paix et au Comité permanent la même mission dans l’intervalle des sessions sous réserve de ratification  par l’Assemblée dans sa plus prochaine session (article 91). Le Comité permanent qui est issu de l’Assemblée , comprend le président et les vice-présidents de l’Assemblée nationale et des membres qui ne doivent pas être membres du Gouvernement. C’est ce Comité qui continue à assurer ses fonctions après la fin d’une législature et ce jusqu’à l’élection de son successeur par la nouvelle Assemblée.

2. Du côté de l’Exécutif :
 
1) Il convient avant tout de signaler la création très originale d’un Président de l’État en 1992 en remplacement du Conseil d’État (chef d’État collectif en 1980) et doté de pouvoirs très substantiels. La nouvelle Constitution n’hésite pas à accorder au nouveau Président des pouvoirs d’un chef d’État de n’importe quelle démocratie dans le monde : en matière de défense nationale et de sécurité et des affaires extérieures (article 103). Il a le pouvoir de demander au Comité permanent de revoir les décrets et décisions pris dans l’intervalle des sessions (article 91) et concernant la nomination ou la révocation (sur proposition du Premier ministre) du vice-Premier ministre, des ministres et des autres membres du Gouvernement. Le Président de l’État peut faire appel à l’Assemblée nationale dans sa plus prochaine réunion en cas de conflit avec le Comité permanent..
     Ajoutons par ailleurs que les nominations et révocations de très hautes personnalités telles que le Vice-Président de l’État, le Premier ministre, le président du Tribunal populaire suprême ou encore le président du Parquet populaire suprême, sont faites par l’Assemblée nationale sur la proposition du Président de l’État (article 103). Celui-ci dispose  par conséquent (pratiquement) de ce pouvoir de nomination et de révocation sous la seule condition de sa ratification par l’Assemblée nationale c’est-à-dire par le Parti. La Constitution prévoit en outre qu’en cas d’empêchement définitif du Président de l’État, c’est le Vice-Président qui assure l’intérim jusqu’à l’élection de son successeur par l’Assemblée nationale (article 108).
     S’achemine-t-on vers un régime de type présidentiel avec un Président doté de tant de pouvoirs ? La réponse franchement négative s’impose : Le régime institué par la Constitution de 1992 n’est ni parlementaire (en l’absence d’une séparation souple des pouvoirs) ni présidentiel (à défaut d’une séparation rigide des pouvoirs) mais purement et simplement conventionnel en raison de la concentration de tous les pouvoirs entre les mains de l’Assemblée devant laquelle toutes les autres autorités (il ne s’agit plus de véritable « pouvoir » exécutif ou judiciaire) sont responsables (Président de l’État compris) et à laquelle elles doivent rendre compte de leurs activités.
     Nous aurions aimé - et nous l’avons dit (au cours de notre Interview diffusée par RFI le 31 mai 1992) - que le Président de l’État soit désigné officiellement sous le titre de Président de la République afin que cette fonction soit hautement considérée, de manière identique et égale  par rapport à celle des chefs d’État dans le monde . La raison de l’appellation présente réside probablement dans le fait que si le Président était celui de la République (et non de l’État), il échapperait logiquement à l’autorité du Parti qui, selon la Constitution, « est la force dirigeante de l’État (et non de la République)... » ?

2) La Constitution du 15 avril 1992 contribue, à l’évidence, au renforcement de l’autonomie du Gouvernement à l’égard du Parti en permettant au Premier ministre (élu par l’Assemblée nationale en son sein pour la durée de la législature) de choisir les membres du Cabinet 
qui « ne doivent pas nécessairement être des députés à l’Assemblée nationale » (article 110) c’est-à-dire des cadres du PCV.
     Un début de « séparation » entre l’État et le Parti ? Il ne faut  pas nous faire des illusions  à cet égard, car il s’agit d’un Gouvernement qui doit tout de même - aux termes de  la nouvelle Charte - obéir aux ordres de l’Assemblée nationale qui le nomme et qui le révoque quand elle le juge bon. Un Gouvernement qui se trouve pleinement responsable devant l’unique Chambre du Parlement (article 109) et à laquelle il doit rendre des comptes comme il doit rendre des comptes sur son action au Comité permanent ainsi qu’au Président de l’État.

3. Du côté du Judiciaire :
      Le Judiciaire - pas plus que l’Exécutif - n’est pas considéré comme un pouvoir dans un régime de type conventionnel où seule l’Assemblée, placée sous l’autorité du Parti, a la haute main sur toutes les activités de l’État. Aussi les plus hauts magistrats de la République comme le président du Tribunal populaire suprême ou le président du Parquet populaire suprême, sont-ils nommés et révoqués par l’Assemblée nationale devant laquelle ils sont responsables comme ils le sont - dans l’intervalle des sessions - devant le Comité permanent et le chef de l’État. On voit par là toute l’absurdité du régime conventionnel ou d’assemblée qui rappellerait quelque peu celui de la monarchie absolue de l’Ancien Régime français : seulement à la place d’un monarque, c’est aujourd’hui une Assemblée, c’est-à-dire un Parti qui monopolise tout le gouvernement de l’État.

4.Du côté des unités territoriales :

     À l’échelon local : au niveau des unités administratives territoriales (provinces, villes, districts, arrondissements, communes, bourgs, quartiers) et à la manière de l’Assemblée nationale au plan national, se forment des Conseils populaires qui sont les organes locaux du pouvoir d’État (article 119). Élus au suffrage universel direct par les habitants, leurs membres sont responsables davant la population locale comme ils sont responsables devant les instances supérieures (application du mandat impératif et du centralisme démocratique). D’autre part, les Comités populaires, issus des Conseils populaires, sont - comme le Gouvernement au plan national - les organes administratifs locaux d’État (article 123). Même au niveau local, le Front uni joue un rôle appréciable : la Constitution (article 125) permet au président du Comité central du Front de participer, pour les affaires le concernant, aux réunions des Conseils et Comités populaires.

  
C.- Le problème du développement national :
 une nouvelle économie de marché ?
     La plupart des observateurs étrangers ont salué le courage  des constituants de 1992 qui ont solennellement adopté le principe de l’économie de marché (article 15) afin de libérer toutes les forces productives et d’exploiter toutes les énergies potentielles des éléments composants de l’économie individuelle, de l’économie capitaliste privée parallèlement à l’économie capitaliste d’État multiforme (article 16) dans un pays qui officiellement encore, s’achemine vers le socialisme parfait.
     Dans la précédente Charte de 1980 pourtant (article 15), on voulait encore croire ou faire croire que : « La RSVN, partant d’une société dotée d’une économie de petite production généralisée et progressant directement vers le socialisme sans passer par l’étape de développement capitaliste , édifie une société possédant une économie industrielle et agricole moderne, une culture, une science et une technique avancées, une défense nationale puissante, une vie civilisée heureuse »  !
     Mais entre 1980 et 1992 : la Perestroïka Gorbatchevienne a entraîné la politique du  Renouveau décidée par le VIe Congrès du PCV en décembre 1986 et la promulgation du Code des investissements en 1988 sans compter les événements qui ont ébranlé les pays de l’Europe centrale et orientale (la chute du Mur de Berlin, l’effondrement du communisme en 1989 et l’éclatement de l’URSS en 1991)...
     Contrairement à la Chine populaire qui pratique depuis plusieurs années une telle politique de développement économique mais ne voulant pas encore  l’officialiser dans sa Loi fondamentale, le Viêt-Nam a voulu - et ce pour prouver sa ferme volonté de s’intégrer dans la communauté internationale dont il a besoin - marquer le coup en insistant notamment  sur le secteur privé  sur lequel repose désormais le développement du pays : « L’économie individuelle, l’économie capitaliste privée sont autorisées à choisir la forme d’organisation de production et le commerce à créer des entreprises sans restriction sur l’envergure de leurs activités dans les branches et métiers utiles à la nation et à la vie du peuple » (article 21).
     La nouvelle Constitution va encore plus loin en garantissant (article 23) que les biens acquis légitimement par les particuliers ou organisations ne peuvent être nationalisés (ils peuvent toutefois être rachetés ou réquisitionnés par l’État moyennant indemnité calculée « selon les prix en cours sur le marché » )  et  en érigeant en principe constitutionnel la non-nationalisation des entreprises à fonds étrangers (article 25) afin d’encourager les groupes ou particuliers étrangers à investir des capitaux et industries dans notre pays.
     S’agissant du droit de propriété : on peut certes être propriétaire de ses biens (revenus légaux), maisons, effets personnels, outils de travail, moyens de production, capitaux  et autres biens investis dans les entreprises commerciales ou autres organisations économiques (article 58), mais on ne peut s’approprier les terres qui, selon l’article 17 de la Constitution, appartiennent à l’État et au peuple tout entier. Dans le même ordre d’idées, les citoyens n’ayant pas droit au logement sont libres cependant de construire ou de faire construire leur propre maison. Notons également que l’usage des terres par les organisations ou particuliers est susceptible d’être l’objet de baux de longue durée avec faculté pour les usagers de transmettre ce droit à une tierce personne (article 18).
     Les constituants de 1992 se penchent particulièrement sur le développement de l’économie sociale du pays dans l’intérêt duquel la science et la technologie jouent un rôle primordial. L’industrie du tourisme notamment est considérée comme prioritaire par l’État qui, en vertu de l’article 42, veille jalousement à son développement et encourage toutes les activités dans ce domaine aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du Viêt-Nam. Aux citoyens vietnamiens d’outre-mer qui ont quitté légalement ou illégalement leur pays natal, la Constitution nouvelle adresse un affectueux message : «  L’État protège les intérêts légitimes des Vietnamiens résidant à l’étranger. -  L’État crée des conditions permettant aux Vietnamiens résidant à l’étranger d’entretenir des relations étroites avec leur famille et leur lieu natal ainsi que d’apporter leur contribution à l’édification de leur lieu natal, du pays » (article 75). Cette disposition (qu’il faut souligner) fait suite à l’article 68 qui pour la première fois dans notre pays, constitutionnalise une liberté chère à nos concitoyens : celle de circuler et de résider à l’intérieur du pays et de le quitter ou d’y revenir.
     La Constitution du 15 avril 1992 est à nos yeux la résultante de plusieurs sentiments mêlés qui illustrent à la fois le désarroi, l’inquiétude et l’espérance du pouvoir  vietnamien. Elle apparaît comme le reflet d’une époque bien dure pour les dirigeants de Hanoi dans la rude et difficile épreuve d’adaptation du Viêt-Nam au monde libéral moderne avancé, tout en maintenant fermement l’autorité du Parti sur l’État et la société, tout en continuant à prôner la marche nécessaire du pays vers le socialisme parfait. Nil novi sub sole (Rien de nouveau sous le soleil – Paroles de Salomon, dans l'Ecclésiaste).

                                                Lê Mộng Nguyên (Paris)

* Docteur d’État ès sciences politiques, lauréat de la Faculté de droit, le Pr Lê Mộng Nguyên est membre de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer, ancien avocat à la Cour et directeur honoraire du  département d’administration économique et sociale (A.E.S.) à l’Université de Paris 8 (France).                    








Le village et l'Etat et l'Etat dans le village

                                           
                                   Philippe Papin      

       


Le mandarinat s'arrêtait jadis à hauteur du district. Malgré plusieurs tentatives pour implanter un agent de l'Etat dans les villages, ceux-ci n'étaient contrôlés que lorsque le mandarin de district partait en tournée pour lever l'impôt ou rendre la justice. En dessous du district, au niveau des cantons et villages, l'Etat n'était plus représenté et le contact s'opérait par le biais d'élus locaux dont les fonctions étaient dévolues et prises en charge par les communautés villageoises elles-mêmes. Entre 1802 et 1919, la cour des Nguyễn a produit 5784 lauréats de tous grades, et c'est cette poignée d'hommes - environ un millier travaillant au même moment - qui a dirigé la machine d'Etat pendant un siècle, avec l'aide d'une nuée de secrétaires et d'assistants, tous issus du milieu rural et parfaits connaisseurs des ressorts administratifs dont ils avaient la charge. La fonction publique ancienne était une structure légère et cela s'explique notamment parce que la plupart des tâches de gestion des villages étaient assumées par les villageois eux-mêmes. Cette déconnexion a contribué à alimenter la thèse de l'autonomie villageoise, souvent étayée -mais peu solidement- soit par un vieux proverbe partout cité ("La loi de l'Etat s'arrête à la haie de bambou du village"), soit par la mention du coutumier villageois dans lequel était consignée la loi du village. Déclinée sur le mode du contemporain, c'est l'idée d'autonomie locale qui apparaît, le pouvoir tout-puissant des comités populaires et des autorités de districts et, en filigrane, l'idée d'un Etat central qui ne pénétrerait pas vraiment l'échelon local. D'une certaine image du village ancien, l'on passe à la théorie de l'atomisation de l'autorité dans le Viêt-Nam d'aujourd'hui.
Pourtant, cette prétendue autonomie ne résiste pas à l'examen. Si le village avait bien une certaine latitude, celle-ci s'exerçait dans le strict domaine des fêtes, des cérémonies et de la petite justice locale. En revanche, sa gestion politique était contrôlée de très près par l'Etat. Jusqu'au XVIIIe siècle d'ailleurs, le chef de village était recruté par concours parmi les anciens employés du mandarinat. Les archives villageoises prouvent en outre le rôle central du mandarin qui pouvait destituer un chef du village, qui fixait le niveau de l'impôt, qui arbitrait les conflits familiaux, qui rendait la justice et veillait à l'application des peines. Bref, l'Etat était bel et bien présent dans les communes vietnamiennes.            
En réalité, si l'Etat n'éprouvait pas le besoin d'un contrôle direct et constant sur les villages, c'était parce qu'il constituait lui-même, en tant que pourvoyeur d'emplois et détenteur de la doctrine, l'horizon de référence du paysan. Si l'on ose dire, le villageois "s'étatisait" de l'intérieur.
En effet, si c'est bien depuis le village que tout commençait, c'est aussi bien souvent là que tout s'achevait. C'est un fait important qui a largement influencé la pensée politique vietnamienne: le pouvoir se conquiert depuis la campagne et c'est encore ici qu'il se joue et se pérennise. A la différence de la Chine où les élites vivaient en ville, le Viêt-Nam a produit une classe mandarinale qui non seulement venait de la campagne mais qui, en fin de carrière, y retournait finir ses jours. Là, l'ancien fonctionnaire était une fenêtre ouverte sur l'extérieur: il avait voyagé, il connaissait bien le pays, ses contes et légendes, ses coutumes, la vie de la capitale et celle des provinces reculées. Il racontait ce qu'était le Viêt-Nam aux paysans. Très souvent, il ouvrait une petite école et y enseignait les caractères et la littérature chinoise. Derrière lui, il y avait encore toute une pléiade d'employés qui continuaient de résider dans leurs villages où, chaque jour, ils apportaient un peu de ce qu'ils avaient appris "en ville", au chef-lieu de district. Davantage que les mandarins, ce sont leurs subalternes qui ont été les vecteurs des connaissances techniques, celles liées à l'hydraulique, à la monnaie ou au droit. Grâce à cette solide liaison entre les lettrés et leurs villages, n'importe qui ou presque savait ce qu' était un placet, un acte juridique, un poème de facture classique. L'industrie du livre n'ayant jamais été bien développée, ces relais jouaient un rôle fondamental parce qu'ils formaient les jeunes gens et les incitaient à passer les concours qui, seuls, pouvaient les tirer de la rizière. Mandarins et lettrés distillaient à la fois la culture de l'élite et la pratique bureaucratique au sein même du petit peuple de la campagne. Par le truchement de ces hommes qui tiraient la société vers le haut, la culture savante était d'emblée mêlée à la culture populaire et l'influence de la première sur la seconde, si elle n'était pas directe, n'en était pas moins forte.
            Le paysage en porte la marque, car le fonctionnaire réinvestissait au village l'argent qu'il avait pu gagner en exerçant ses fonctions. Il payait pour édifier ou restaurer les pagodes, les temples ou la maison communale; il faisait construire des puits, des bassins, de grands préaux abritant les marchés. Le legs de l'évergétisme mandarinal est énorme. Avec des moyens plus modestes, les villageois ayant migré vers la ville en faisaient tout autant: achat de terres, de rizières ou de terrains d'habitation, mais aussi dépenses pour la réparation des monuments publics. Erigées en mémoire d'un homme de talent ou d'un généreux donateur, les stèles impriment au beau milieu d'un cadre paysan l'empreinte très visible de la culture de l'élite, des caractères chinois et des références littéraires les plus sophistiquées. Le village n'était donc pas un isolat mais, à l'inverse, il était profondément irrigué par une culture d'élite, à la fois rurale et urbaine, dont il était le terreau.
            Coexistence des mandarins et des paysans, intégration populaire à la hiérarchie des fonctionnaires, diffusion locale de la culture des élites et, grâce à elle, cohésion idéologique: la force du village vietnamien n'est pas de s'être tenu à l'écart de la grande histoire, d'avoir été un pôle d'autonomie ou de résistance, mais, à l'inverse, d'avoir été d'abord et avant tout un lieu de fusion et d'échange entre d'une part le monde de l'Etat, des fonctionnaires et de la culture savante, et d'autre part celui des paysans, des réjouissances populaires et de la production rizicole. L'Etat confucéen était dans le village et la culture savante gisait au sein de la culture populaire. La matrice, c'est donc d'abord un village duplex ("un seul lieu, deux cultures").

L'Etat dans le village

            La maison communale (đình làng) constitue le meilleur symbole de cette fusion politique. S'il n'y avait qu'un seul monument à retenir et à visiter en détail, ce serait celui-là. Dans un saisissant raccourci, il résume en lui toute la problématique culturelle et politique du pays. Il fournit le cadre général sans lequel l'on ne pourrait pas comprendre les grands traits culturels qui sont encore actifs, car ils le sont précisément parce que l'Etat, le pouvoir central, y était et y est encore impliqué.
            Forum villageois où se déroulaient jadis tous les événements importants, la maison communale est une grande bâtisse longitudinale à un seul étage qui, le plus souvent, est érigée au cœur même du village dont elle définit le centre. C'est d'ailleurs à l'endroit même de celles qui ont été détruites par la guerre ou la révolution culturelle que les autorités vietnamiennes ont construit les comités populaires qui, somme toute, jouent un rôle identique. Saisie au terme de son évolution, la maison communale servait en effet de lieu de réunion au conseil des notables et aux villageois inscrits au rôle, c'est-à-dire présents depuis trois générations au village et y payant leurs impôts; les notables tenaient ici leurs assemblées, débattaient des affaires du village, tranchaient les différends entre les familles et, surtout, ils y organisaient de vastes banquets. Dans certains de ces bâtiments, l'on peut encore voir les encoches qui, à la base des piliers, permettaient d'emboûter des planchers mobiles disposés à des hauteurs différentes, selon le rang occupé par le convive dans la hiérarchie villageoise. Sur ces planchers étaient disposées des nattes et l'on classait les villageois selon la natte sur laquelle ils avaient le droit de s'asseoir. Le chef du conseil des notables était juché sur la "première natte", chu-tich  en sino-vietnamien, terme qui s'applique aujourd'hui au président (d'un comité populaire, d'une province ou de l'Etat tout entier).
            L'origine du monument est encore mal connue. Le terme apparaît dès le XIIe siècle, mais il désignait alors soit un pavillon de plaisance soit un relais disposé le long des routes  et lié au culte bouddhiste. Bien que la question soit encore l'objet de débats, il semble bien que la maison communale, telle qu'on l'entend de nos jours, soit apparue dans le delta du fleuve Rouge durant le XVe siècle (mais un peu plus tard dans le Centre et le Sud, au fur et à mesure de la progression de la "Marche vers le Sud"). Or, rappelons ici que le XVe siècle correspond à l'expansion vers le royaume du Champa, à la centralisation administrative et au triomphe du confucianisme d'Etat. A cette époque, la maison communale désignait un "relais", un logement réservé au mandarin de district lorsqu'il venait en tournée dans les villages. C'était donc un élément essentiel - parce que visible - de la politique de la Cour: faire descendre l'autorité centrale le plus bas possible dans la société rurale, et à la charge financière de celle-ci. Intégré dans l'arsenal de mesures prises à cette époque pour tenter de contrôler le monde rural, cet édifice fut par la suite - mais par la suite seulement - capté par les villageois qui y tinrent leurs assemblées et y organisèrent les réjouissances populaires. Comme souvent dans l'histoire vietnamienne, passée et présente, la structure étatique a été ingérée, "villagisée" et détournée de ses fonctions. Ainsi, l'origine de ce bâtiment jugé typique de la campagne, de la culture populaire et de la fameuse "autonomie" villageoise, nous ramène tout droit à l'Etat.

            Religions populaires.
            Aujourd'hui encore, la maison communale abrite la "divinité tutélaire". Chaque année, lors de la fête du village, une longue procession conduit le palanquin portant la divinité vers la pagode, où elle est adorée puis, quelques jours plus tard, les villageois la replacent sur l'autel de la maison communale où se trouvent les tablettes de la divinité, en général un coffret contenant un parchemin ou une petite stèle de pierre attestant de ses qualités. C'est un moment important où se joue la jonction du civil au sacré. Le culte de la divinité tutélaire est absolument fondamental, constitutif de la sociéte rurale, et aucun acte important de la vie sociale ne pouvait (ne peut) faire l'économie d'un passage par la maison communale.
            C'est sans doute dans l'organisation des fêtes villageoises que se lit le mieux la persistance du socle religieux ancien. En tant que rites propitiatoires, la plupart d'entre elles ont lieu au commencement ou à la fin de la saison des pluies, périodes critiques pour le paysan dont la production rizicole dépend des irrégularités du ciel. La plupart de ces réjouissances trahissent encore leurs origines agraires dans la nature même des célébrations qui y sont tenues: rites de violence, rites orgiaques, rites de libération temporaire et de l'insoumission en général. Les fêtes sont des moments de licence pendant lesquels la communauté villageoise s'extirpe un bref moment du carcan social, politique et familial pour se tourner tout entière vers sa cohésion interne - réelle ou imaginaire - et vers les forces naturelles dont elle est tributaire. Bien que les divinités anciennes soient mal connues, certaines fêtes villageoises permettent d'en retrouver la trace. Le premier type de culte a trait à la fécondité et à la fertilité. De nombreux villages, par exemple dans les provinces de Phú Thọ et Bắc Ninh au Nord, Quảng Bình et Quảng Trị au Centre, organisaient des processions de "divinités luxurieuses" (dâm th ần). A Khuc Lac (province de Phú Thọ) par exemple, le 26 du premier mois lunaire, dix-huit garçons et dix-huit filles chantaient des chansons licencieuses et formaient un cortège portant trente-six statuettes de bois symbolisant les organes génitaux mâles et femelles; ces simulacres étaient ensuite déposés dans un petit temple où la foule se ruait et jouait des coudes pour s'en emparer: selon  la statuette dont l'adulte avait pu s'emparer, la future naissance serait celle d'un garçon ou d'une fille.
            Les divinités populaires étaient extrêmement variées: culte des animaux (tigres, bien sûr, mais aussi coqs, chiens, chats ou porcs), des "génies du sol", des végétaux et, très fréquemment, culte d'hommes morts de mort violente à une heure sacrée et dont il fallait se prémunir des pouvoirs occultes. Plus menaçant pour le pouvoir central, le culte des fondateurs du village (parfois mythiques au Nord, mais souvent bien réels dans les villages viêt du Centre et du Sud) était également très développé.
            Tous ces cultes ont donné naissance à  des cérémonies destinées à illustrer le trait le plus saillant de la divinité. Les habitants du village de Cổ Nhuế, non loin de Hà Nội, s'étaient spécialisés dans l'ébouage et ils vouaient donc un culte à un "génie vidangeur" que l'on adorait à travers une cérémonie où les gens se munissaient de paniers et des pincettes symbolisant l'exercice de leur délicate profession. Lorsque ce trait saillant était franchement licencieux, rustre ou grossier, il se pratiquait la nuit, en secret et à l'abri du regard indiscret des mandarins ou des étrangers au village. Certaines fêtes licencieuses débordaient en outre sur une mise en pratique très concrète des cultes de la fécondité. Cette permissivité est évidemment liée à de très anciens rites agraires qui existent dans l'ensemble du Sud-Est asiatique et que seules ces fêtes anciennes - et quelques rares représentations statuaires dans certaines maisons communales - nous permettent de connaître. Ces cérémonies, fêtes et processions ont très tôt revêtu un caractère clandestin, ou semi-clandestin, que dénote d'ailleurs bien le nom qui leur était donné: hèm ("tabou").
            Lorsqu'au contraire ils commémoraient une action vertueuse ou un homme de qualité, les hèm étaient organisés au grand jour. C'est le cas de la fête du village de Phù Đổng qui réunit quatre villages se livrant une bataille symbolique durant laquelle les villageois tenant le rôle des armées chinoises sont vaincus par les troupes commandées par la divinité locale. Allant parfaitement dans le sens du confucianisme, qui en fut certainement le promoteur, ces fêtes ne menaçaient pas le pouvoir central mais, à l'inverse, elles le soutenaient fermement. Elles ont donc duré et elles existent encore tandis que les hèm paillards et animistes ont totalement disparu. Aujourd'hui, et c'est un drame pour l'historien, nous ignorons presque tout des cultes populaires vietnamiens, mais certains travaux laissent cependant penser qu'ils étaient très liés au substrat culturel ancien (par exemple, la proportion de divinités féminines y est importante). Ce qui est certain, c'est que ces divinités étaient bien différentes de celles imposées par l'Etat confucéen.

            Cultes nationaux.
            A la fin du XVe siècle, la politique de reprise en main des villages s'entend aussi du point de vue cultuel. Le vieux socle religieux  et les divinités jadis révérées par les villageois furent brusquement remplacés par des divinités officielles (thành-hoàng), directement inspirées de la Chine. Imposées par l'Etat dans les maisons communales, ces dernières étaient dûment munies d'un brevet de nomination, portant le cachet de la Cour, qui devait être périodiquement renouvelé. Le contrôle était total. Comme elles avaient pour fonction d'intégrer davantage le monde rural à l'Etat, ces divinités officielles étaient d'illustres généraux ou de grands mandarins qui s'étaient distingués par le passé, notamment en luttant contre les Chinois. Ces figures nationales, qui n'avaient aucun rapport avec la culture indigène, constituent aujourd'hui plus des deux tiers du panthéon. Comme ces cultes se retrouvent tout autant au Sud qu'au Nord, c'est un élément très fort de cohésion nationale. Leur forme est aussi significative que leur contenu: par son ordonnancement et sa discipline, les grandes fêtes rituelles étaient (sont encore) l'occasion pour la société villageoise de se mettre en scène au sein d'une procession qui respecte et souligne l'ordre social du village, mandarins et secrétaires du Parti en tête.      
Clandestinement révérées par les communautés rurales, les divinités populaires ont probablement coexisté quelque temps avec les grands héros qui traduisaient si mal les pratiques agricoles et sociales de tous les jours. Mais, portés par l'ensemble de l'appareil d'Etat, seuls les cultes liés à ces divinités officielles ont survécu: le politique a subverti le religieux. Emboîtant le pas à la dynastie des Lê, le pouvoir communiste a cherché à exploiter à son avantage le culte des héros nationaux. Jeune paysanne nord-vietnamienne devenue martyre de la résistance contre l'occupant français, Mac Thi Buoi est honorée dans le village de Nam Tan, à 80 km à l'est de Ha Noi. Elle appartenait à la lignée d'un grand lettré du XIVe siècle qui était révéré comme génie tutélaire de son village d'origine. Une "maison du souvenir" a été juste en face du temple dédié à son illustre ascendant: à cinq siècles de distance, l'Etat intégrait avec succès au panthéon villageois une figure de rang national. Le politique affleure Culte de Mac Thi Buoi ou de Ho Chi Minh, c'est dans tous les cas la problématique de la création de lieux de mémoires et l'imposition de "Marianne au village".
            Ce rapide rappel historique pose le cadre de la culture vietnamienne dite "traditionnelle". Il ruine la thèse de l'opposition entre le village et l'Etat, entre le pouvoir local et le pouvoir central et, finalement, entre la culture populaire et la culture des élites. Il rend caduc le jeu d'antagonismes binaires qui, en coupant le pouvoir (impérial ou communiste) de sa base sociale, permet d'affirmer sans preuve que, à l'abri de sa haie de bambou, le village serait le conservatoire des traditions "authentiquement" populaires, sans que jamais celles-ci ne soient d'ailleurs vraiment définies. Ce n'est pas le moindre paradoxe que de voir cette idée - celle d'un socle indépendant, vierge et préservé des grandes évolutions du pays - adoptée à la fois par les tenants du culturalisme et par les autorités socialistes d'aujourd'hui.
            Relais mandarinal, forum des sociabilités paysannes, lieu de culte des génies locaux et des grands héros nationaux: beaucoup plus qu'un simple édifice villageois, la maison communale inscrit dans le paysage la nature même du système ancien où apparaît, au premier plan, le rôle à la fois politique et religieux de l'Etat centralisateur. De même que l'Etat intervenait au sein des communautés rurales en dépit de l'apparente indépendance de celles-ci, il est historiquement impossible de déconnecter le noyau villageois de la culture confucéenne - venue de la Cour mais distillée par des relais locaux parce que la seconde a permis de réaliser (de gré ou de force, peu importe) l'unité des premières. Unité certes partielle, car le socle ancien n'a pas complètement disparu, unité peut-être factice, mais unité réelle, tangible, au moins en ce qui concerne les grands principes religieux ou politiques qui structuraient le village. C'est cette unité de la doctrine et sa parfaite liaison avec les pratiques, cette unité jadis à la fois imposée par l'Etat mais tout autant conquise de l'intérieur par les populations elles-mêmes, c'est en définitive cette fusion, interne au village, qui fait de celui-ci une matrice non plus simplement double ou duplex  mais bel et bien une matrice bifrons: "Un seul lieu, une seule culture".

        Cette culture bifrons est fondamentale pour comprendre le Viêt-Nam. Ce sont précisément les ruptures introduites entre ces deux faces d'un même visage qui expliquent les difficultés du pays et les solutions imaginées par l'époque contemporaine pour y répondre.