Ngô văn Hoa
Jamais ne parlera- t-on assez de démocratie quoique ce terme nous semble vieux, aussi vieux que l'histoire de la société humaine et, chose paradoxale, plus on en parle, la convoite, moins on est sũr de ne pas s'enfoncer dans de duperies idéologiques avec toute une séquence de drames sous-jacents connus par l'humanité.
Telle est la leçon de notre siècle qui confirme admirablement le prophétique '1984', pour tout au moins une bonne partie de la planète. Il s'agit d'un roman paru en 1950 de l'auteur anglais George Orwell dans lequel il dépeint un monde totalitaire terrifiant gouverné sous le coup de trois principes inquiétants : la guerre c'est la paix, la liberté c'est l'esclavage, l'ignorance c'est la force.
S'il est un peuple meurtri et écartelé, c'est bien celui du Viet Nam infortuné à compter de l'époque où il faisait connaissance avec ces concepts démocratiques sous l'averse de slogans retentissants portant sur l'indépendance, la liberté et surtout sur la démocratie. Qu'on se rappelle bien, il y a à peu près un demi-siècle, le jour où l'on commença à faire table rase du passé, dans le souci d'épouser une autre idéologie toute étrangère. Ce fut le langage de Jefferson, très connu dans la Déclaration de l'Indépendance des Etats Unis, utilisé comme fer de lance dans la campagne, mais très vite, le climat d'euphorie du premier temps suscité par la vision trop flatteuse d'une société paradisiaque, a cédé la place aux frustrations et aux bouleversements tragiques jamais connus dans l'histoire. Sans doute, sous le vernis d'une lutte contre le colonialisme, se transformant ensuite en conflit idéologique, le problème vietnamien cache une vérité beaucoup plus complexe qui met en cause divers intérêts dépassant le cadre d'une petite nation. Cependant, ce que l'on retient à travers ces événements étalés sur plusieurs décennies, c'est au nom de la démocratie qu'on a au fur et à mesure dépouillé le peuple de ses droits les plus fondamentaux, les mêmes proclamés solennellement dans la Charte des Droits de l'Homme, qui, en réalité, ne sont autres que ceux acquis par les Vietnamiens, droits millénaires hérités de leurs ancêtres depuis les temps les plus reculés de l'histoire.
Nous les verrons apparaître dans l'exposé qui suit, sous la rubrique 'démocratie communale au Vietnam'.
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En premier lieu, le terme 'commune' à lui seul, mérite une brève introduction. Son origine datait de l'époque médiévale où l'évolution économique de l'Europe à partir du XIe siècle caractérisée par l'essor de l'artisanat et du commerce, entrainant un développement urbain avec la naissance d'une nouvelle classe bourgeoise, se heurta à la base même du système féodal. Les associations de bourgeois réclamèrent alors la liberté de commerce et le droit de se gouverner eux-mêmes ce qui donna naissance à des agglomérations urbaines jouissant de l'autonomie municipale en vertu d'une charte d'affranchissement accordée par le seigneur.
De nos jours, les communes désignent les divisions territoriales administrées par un maire et un conseil municipal, et le trait commun à ces institutions reste invariablement le principe d'autonomie. On verra bientôt que ce n'est pas sans raison que dans leurs ouvrages consacrés à l'étude du pays d'Annam d'autrefois, les premiers auteurs français ont employé le mot 'commune' pour dénommer l'unité administrative de base qu'est le village vietnamien (1).
Un aspect particulier toutefois, que revêt ce modèle asiatique, est qu'il n'est pas né du clivage social à l'instar de son prototype européen, ni tributaire d'aucune seigneurie, mais le produit d'un tout autre ordre de structure. Son histoire est longue tant on ne saurait en aucune façon la dissocier du processus de formation de la société vietnamienne tout entière, voire d'affirmation de la vietnamité.
Qu'est-ce qu'on a découvert alors à l'intérieur de ces îlots de verdure émergeant de l'immensité de la rizière inondée, en damiers miroitants ceinturés de diguettes ? (2). A première vue, la caractéristique fondamentale est sans conteste le statut autonome de cette société villageoise. Dans son livre l'Indochine d'Autrefois et d'Aujourd'hui, J. B. Alberti a noté : 'Dans l'organisation politique administrative et sociale de l'Annam (le Vietnam), la Commune joue le rôle principal. L'état n'existe pour ainsi dire que par la Commune . . . Dans les limites des intérêts locaux, la Commune est indépendante et c'est à juste titre qu'on l'a comparée à une petite république tributaire' (3).
Une autre particularité non moins spécifique est l'uniformité étonnante que présentent ces cellules sociales aux yeux de n'importe quel observateur à tel point que cette similarité ne souffre que de quelques différences de nuances, tant sur le plan de leur structure organique que celui de leur apparence physique en général. Il serait à propos de se reférer ici à la description aussi détaillée que passionnante faite par Toan Ánh, d'un village se trouvant quelque part dans le delta du Fleuve Rouge, au Nord-Vietnam, et voici, en quelques mots ce que l'auteur a exprimé en guise de conclusion : 'Mon village natal ? Mais c'est tout simplement un village comme tous les autres, ayant tout ce qui est propre à un village vietnamien'. Enfin, au gré de sa plume, il a reproduit encore intégralement le poème de Bàng-bá-Lân, composé en l'honneur du mirador (porte d'entrée d'un village servant en même temps de poste de surveillance et de garde) du village natal du poète lui-même, mais au dire de l'auteur cette oeuvre sent bien le terroir, et son propre terroir, le lieu qui l'a vu naître (4).
'En y regardant encore de plus près, on constate qu'il existe une réalité sociologique éminente se traduisant par l'emprise incontestée de la commune sur chaque membre de la communauté, et pour important que soit le rôle joué par la famille tout au long de la vie d'un Vietnamien, son action sur lui est bien moins grande que celle de la communauté villageoise parmi laquelle sa famille ainsi que lui-même, se trouvent plongés. . . Il faut comprendre cet aspect très particulier de la société vietnamienne pour saisir bien des traits de la vie quotidienne, et du caractère du peuple ainsi que les réactions de chacun de ses enfants pris à part (5)'.
Dans la limite de notre exposé, nous n'avons pas à nous appesantir sur les multiples facettes de la vie d'un villageois, mais tout de même en passant, on dirait qu'en son for intérieur, l'image de la commune est toujours présente partout où il vit, que ce soit dans sa commune ou ailleurs de par le monde où il vaque à ses besognes, ou encore s'acquitte de ses fonctions mandarinales. Le Vietnamien ne choisit pas sa commune et ce lien invisible qui l'y attache conditionne sa vie, ses aspirations ainsi que ses préoccupations de tous les jours.
En effet, la société vietnamienne a effectivement une structure 'communaliste' et non patriarcale (6), et c'est bien le point qui, échappant généralement à des observations hâtives, sert en réalité de toile de fond pour toute approche plus ou moins pertinente du patrimoine culturel vietnamien. Il convient néanmoins de laisser ces particularités aux soins d'autres recherches sur le peuple vietnamien et sa civilisationn en général et qu'on nous permette de revenir à notre commune et ses institutions en vue d'en faire ressortir tous les aspects de cette démocratie communale, vue sous deux angles différents mais plutôt complémentaires, à savoir la structure organique de la commune et sa position sur le plan national.
A. Structure organique de la commune. Il s'agit ici de la commune vietnamienne avant la fin du colonialisme, dans la période qui s'étend de l'ancien régime jusqu'à l'aube de la deuxième moitié du 20è siècle. Les instruments bibliographiques à cet égard se retrouvent dans les annales compilées par des historiographes impériaux, les mémoires des lettrés, les coutumiers écrits ou verbaux et mêmes dans les témoignages des premiers administrateurs coloniaux. Selon les anciens documents parvenus jusqu'à nos jours, il est bien établi que l'autonomisme communal reste toujours intact à travers les siècles, et alors que le pays pouvait passer de dynasties en dynasties, très peu de changements majeurs ont été apportés à l'organisation de la commune.
Le coutumier. Les villageois se gouvernent eux-mêmes. En l'absence de lois écrites appliquées uniformément dans tout le pays, l'administration du village est régie par les us et coutumes enregistrés sous forme d'un 'coutumier' verbal ou écrit (le hương ước ) qui devient comme tel, une règle juridique impérative et d'ordre public vis-à-vis de tous les membres de la commune. Plusieurs villages conservent encore leur coutumier rédigé à des périodes assez reculées. IL y en a qui sont de véritables oeuvres juridiques parmi lesquelles le coutumier du village Mô-Trach, province de Hải-dương est reconnu comme le plus ancien. Le texte original vit le jour en 1665, comportant 30 articles mais après de multiples modifications, sa dernière rédaction compta en 1797 un total de 82 articles. (7)
Le coutumier tient lieu de loi, de constitution de la société communale. Il est à noter en outre, qu'il n'est pas très inusité que les us et coutumes d'un village puissent contrevenir même aux dispositions émanant d'une autorité supérieure, voire du gouvernement royal. C'est bien le cas où joue le dicton 'les édits royaux s'arrêtent au seuil du village' (Phép vua thua lệ làng). Pour illustrer cette particularité entre autres, on cite de préférence les traditions suivies par certains villages suivant lesquelles le rang des diplômes universitaires prime la hiérarchie des dignités mandarinales imposée par la Cour royale, dans le classement de leurs dignitaires. Dans une société fortement hiérarchisée telle que le Vietnam où les questions de face, de protocole, et en particulier de préséance dans le milieu communal, ont une importance vitale, on n' a pas de mal à en saisir l'envergure d'une telle tradition.
La commune choisit ses propres représentants. Tous les 'inscrits' (dân nội tịch ) participent directement ou indirectement aux affaires communales. Pour le besoin de notre analyse on peut distiguer les trois collectivités suivantes qui concourent à l'organisation de son autorité administrative.
1.Les habitants inscrits (dân đinh). Ce groupe englobe tous les hommes au dessus de 18 ans qui contribuent aux charges publiques et ainsi ont droit de vote et de parole dans le milieu communal. On y rencontre toutes catégories sociales qui vivent ensemble et sont liées en outre par un sentiment de solidarité. Suivant la nomenclature classique, la société se divise en 'quatre peuples' (tứ dân) : les lettrés, les agriculteurs, les ouvriers et les commerçants. Il appert que c'est plutôt une énumération de professions qu'une distinction de classe proprement-dite. La société vietnamienne n'était guère féodale en ce sens que cette forme de régime politique qui existait en Europe et en Chine (avant l'ère chrétienne), suppose toujours l'existence de fiefs que les rois distribuèrent à leurs proches à titre héréditaire, ce qui n'est pas de tradition chez les dynasties vietnamiennes où les mandarins sont tous des fonctionnaires qui reçoivent des traitements de la part de leur roi, pas plus que les paysans vietnamiens n'ont jamais été relégués au rang des serfs. Certes, il existe aussi exceptionnellement des traitements sous forme d'attributions de terres (thái âp sous les Trân, XIIIè siècle), mais comme nous allons voir bientôt, ces domaines peuvent être repris à tout moment lors de la redistribution de la propriété foncière (8). De tous les temps les professions sont ouvertes à tout le monde et le rêve nourri par tout paysan ambitieux est de devenir un jour, pour lui-même une dignité communale, ayant une place honorifique dans le Đình (siège officiel de la commune, en même temps lieu de culte du génie protecteur de toute la communauté villageoise), et pour le compte de son fils, de le voir réussir au concours littéraire et de devenir mandarin. L'échelle de valeur se traduisant par la préséance dans le Đình peut varier d'une commune à l'autre. Toutefois, l'ordre suivant s'applique généralement au Nord et au centre du Viet Nam :
-Les titrés (chức sắc ) diplômés du concours triennal et du Grand Concours, les gradés dans la hiérarchie mandarinale aussi bien que dans le métier des armes.
-Les fonctionnaires régionaux (chức dịch), personnes chargées d'une fonction publique au palier rural et cantonnal. Encore rentre-t-il dans cette catégorie tous ceux qui ont acquis des titres de dignitaires (nhiêu ) moyennant un prix fixé par le coutumier et versé au budget communal. On recourt souvent à ce moyen quand la commune est dans la gêne ou à bout de ressources.
-Les gens de lettres (tu văn) incluant tous les étudiants qui se sont déjà portés candidats aux concours triennaux mais n'ont pas la chance d'y être reçus définitivement, c'est-à-dire d'en passer avec succès tous les trois (tú-tài ) ou quatre étapes (cử-nhân).
- Les vieillards (lão hạng) comprenant toutes les personnes autres que celles déjà classées dans les trois catégories sus-mentionnées et généralement âgées de 50 ans ou plus.
-Les habitants simples (dân đinh) constituant la majorité des villageois. Sont exclus néanmoins de cette catégorie les non-inscrits (ngoại tịch) qui viennent d'autres contrées pour s'établir dans le village car ces derniers n'ont pas 'le droit de parole' dans le milieu communal et c'est encore à eux qu'incombent les corvées plus pénibles et les impôts plus lourds par rapport aux autres.
2. Le conseil de notables (Hội đồng Kỳ mục ou Hội đồng Kỳ hào). Les affaires communales sont gérées par un corps de députés communément désigné sous l'appellation 'conseil de notables', composé d'un nombre déterminé de membres choisis parmi les habitants suivant les critères qui tiennent du mérite, de l'âge, du savoir et aussi de la fortune. Ce conseil est placé sous la présidence du doyen (tiên-chỉ ), lequel est secondé par un vice-doyen (thứ chỉ ).
Sous la domination française, toujours soucieuse de mieux contrôler la population indigène, l'autorité coloniale a décrété à plusieurs reprises des réformes ayant trait aux différentes fonctions communales dont celle de l'année 1904 appliquée en Cochinchine, instituant le Conseil Communal à la place du conseil de notables. De même au Tonkin, en vertu de la première réforme survenue en 1921, ce dernier a été remplacé par le Conseil de délégués familiaux (Hội-đồng tộc biểu ).
De ce qui précède, il ressort qu'avec les conditions requises dans le choix des notables, et au sein d'une société des mieux hiérarchisées à l'inspiration confucéenne, le suffrage n'est qu'une question de forme. Etait-on enfant du milieu, on visualiserait déjà, sans peine, tous les personnages qui prennent part à ce festin des notables : ici l'honorable lettré, lauréat du concours de l'année du Cheval, là, son Excellence Án sát (mandarin faisant fonction de juge, adjoint du chef de province) qui a donné sa démission pour rentrer au village natal s'occuper de sa vieille mère en veuvage, et à côté de lui le septuagénaire du Giáp de l'Est (la dénomination d'une subdivision du village, comme celle de l'Ouest, du Nord, du Sud et du Centre), là encore, le maire, son adjoint etc. . .On connaît par coeur le nom des autres notables occupant des places échelonnées selon l'âge et l'ancienneté. Ces derniers ne sont que d'honnêtes cultivateurs qui s'enrichissent en exploitant judicieusement leur terre au prix de longs et durs labeurs pour pouvoir se payer un titre de dignitaire. On se parle quelquefois de la possibilité d'un changement de place en attendant le résultat du Grand Concours auquel s'est présenté tel licencié (cử nhân) du village. Une telle rumeur alimente d'interminables chuchotements et de délibérations entre villageois à l'intérieur du rideau de bambous, animant ainsi leur vie quelque peu paisible dans les intervalles des fêtes communales. Comme les diplômés et les mandarins ne se retrouvent pas partout, la plupart des conseils de notables, outre les personnes chargées de fonctions publiques, se composent seulement des vieillards et des gens de lettres incluant les anciens candidats qui n'ont pas réussi au troisième étape du concours triennal et les simples étudiants mais reconnus comme tels lors d'un test au niveau de préfecture (khóa sinh).
En somme, le conseil de notables est la couche d'élite du village. Il mérite une place honorable mais en compensation, il assume une lourde responsabilité. En effet, c'est au Conseil qu'il appartient tout d'abord de se comporter dignement en vue de faire respecter des autres les bonnes moeurs du village. Il est responsible vis-à-vis de l'Etat de la conduite de ses villageois car en principe l'Etat ne les connaît pas en tant qu'individus. En général, le Conseil de notables est tenu de maintenir l'ordre, d'assurer tous les services d'intérêt social tels que 'pour n'en citer que quelques uns' les services d'instruction destinés aux garçons, d'assistance publique et de temps à autre de redistribuer les terres communales. Sans nul doute, la tâche la plus ardue qu'il doit remplir sans faute chaque année est de percevoir les impôts directs, de les répartir équitablement entre les habitants et surtout de les verser à l'Etat à l'échéance. Le Conseil se charge également de la juridiction tant civile que pénale notamment au niveau des contraventions et des délits mineurs qui n'entraînent pas la peine d'emprisonnement. Les coupables sont mis à l'amende qui peut varier de l'ordre d'un buffle, d'un porc, jusqu'à quelques ligatures de sapèques. Dans d'autres cas, vu l'insolvabilité de l'intéressé, la peine encourue serait la bastonnade ou les fouettés. Il arrive très souvent que le premier notable du village (doyen du Conseil) est appelé à trancher les litiges entre les villageois et se faire juge quant aux autres différends qui s'élèvent entre eux, et c'est presque toujours une solution conciliatoire qu'il y apporte pour ménager les questions de face de toutes les parties (hòa cả làng, dĩ hòa vi quí ).
3.Le maire et ses adjoints.
Le maire ou Lý trưởng ou encore Xã trưởng, et ses adjoints constituent un autre groupe faisant partie de l'administration de la commune. Le terme 'maire' prête quelque peu à la confusion puisqu'il n'est pas à proprement parler le chef du village comme son homologue dans les communes françaises. Il n'est que l'exécuteur des résolutions du conseil de notables mais, c'est bien lui, le seul représentant officiel de la commune auprès de l'Etat.
En ce qui conerne le rang du maire dans la hiérarchie communale, l'auteur P. Ory cite dans son ouvrage un édit impérial de l'an 1897, dans lequel il est prévu que la place du maire se trouve dans la pièce de droite du Đình à côté de simples habitants, alors que la pièce du centre est réservée aux hauts titrés, et celle de gauche aux autres notables de 9è ou 8è grade (dans l'ordre de mérite national). Cependant au village, comme la coutume fait loi, on doute fort que ces provisions soient uniformément respectées. En principe le maire ne reçoit aucun traitement de l'Etat, ni de la part de la commune, mais il n'en reste pas moins que ce poste soit des plus convoités par les riches, car 'une petite portion reçue au festin dans le Đình est équivalent à un riche dîner dans un coin de sa cuisine' (một miếng giữa làng bằng một sàng xó bếp ).
Le maire est aidé dans ses fonctions par un ou deux adjoints (Phó lí ) et au besoin par d'autres dignitaires s'occupant du budget communal, de la sécurité, du cadastre etc. . . Il garde le sceau du village, accuse réception de tous les ordres officiels émanant de l'Etat, à travers le chef de circonscription (tri-phủ ou tri huyện), mais d'autre part il est tenu de respecter les recommandations du conseil de notables tout en ménageant aussi les intérêts des habitants du village. C'est sans conteste une fonction qui n'est pas à la portée de tout villageois moyen. On dit de même au Vietnam que telle position est celle entre l'enclume et le marteau.
Jusqu'aux dernières années du règne de Tự Đức, à la veille de la domination française, il appartenait toujours au conseil de notables de nommer son mandataire jouant le rôle de médiateur entre la commune et les autorités gouvernementales (9). Avec les mesures de réformes apportées par l'administration coloniale, de très bonne heure en Cochinchine, et après la première guerre mondiale au Tonkin et en Annam, le choix du maire se faisait désormais par un suffrage de nature censitaire alors que l'exercice du droit de vote n'était autre qu'un privilège d'un cercle restreint de personnages déjà impliqués à un certain degré dans l'engrenage colonial. On n'a pas de mal à y voir une ingérence notoire de la part du gouvernement dans les affaires propres du village de sorte que la démocratie communale se réduise à des lettres mortes. Il va sans dire que le maire, bien qu'il soit enfant du village, n'est plus son homme, car il appartient à un autre clan, le clan des cadres coloniaux servant la cause coloniale. Ce fut précisément la première brèche faite par le colonialisme à l'autonomisme communal, mais non moins fatale, particulièrement avec le concours d'autres changements radicaux déjà intervenus depuis peu dans la société au contact de l'impérialisme étranger, sonnant ainsi le glas pour la structure communaliste.
On vit naître d'ores et déjà au sein de la communauté villageoise une nouvelle alliance amorcée par la prolifération de privilèges axés sur une autre échelle de valeur réunissant les notables, les mandarins, les gens investis d'un certain pouvoir, en d'autres termes, tous ceux qui ỵuvraient à la solde du régime colonial. Dans l'autre camp on assistait à un appauvrissement graduel de la masse paysanne abandonnée à l'abus exagéré des notables et surtout à l'asservissement de la part des propriétaires fonciers.
Qu'il suffise de passer en revue la littérature vietnamienne dans les années entre les deux guerres mondiales, chargée de vives critiques dirigées contre les pratiques corrompues à la campagne pour compatir aux malheurs et injustices qui accablent nos paysans tonkinois de cette période. Mais c'est là une autre histoire qu'il convient de laisser à d'autres compétences.
C'est ainsi que l'administration de la commune a été organisée avant les réformes instaurées par les colonialistes. Dans ce qui vient d'être esquissé, ne remarque-t-on pas d'emblée une ressemblance singulière entre cette structure séculaire que le temps a véhiculée au fil des ans et celle des démocraties occidentales de nos jours ? Le coutumier serait la Constitution, le conseil des hameaux (le Giáp ?) serait le Parlement, le Conseil de notables serait le Sénat et le Comité exécutif (le maire et ses adjoints) serait le gouvernement (10). Il paraît curieux toutefois, que ce caractère démocratique n'ait pas été pour autant décelé par la jeune élite vietnamienne dans les années 30, notamment par le groupe Tự-lực Văn-Đoàn, élevé dans l'atmosphère de l'Esprit des Lois, et profondément gagné par les mouvements de pensées de l'Occident. Tellement épris du modernisme, ce dernier n'a vu dans ce chaos de frustrations et de misères à la campagne qu'une société pourrie sous l'effet des mỵurs et coutumes malsaines, ce qui occasionne son rejet intégral et catégorique de tout ce qui a trait aux institutions anciennes.
Cependant si la démocratie repose nécessairement sur le respect de la liberté et de l'égalité des citoyens, elle se doit de se concrétiser au moyen des institutions destinées à éliminer les facteurs d'inégalité visant à donner libre cours à ces principes. A cet égard, rien n'est plus révélateur de cette valeur institutionnelle que le système d'éducation générale et professionnelle appliquée dans les villages avant l'abolition de l'enseignement traditionnel. Et rien n'est plus révélateur aussi de ce caractère collectif qui s'oppose de façon frappante à la civilisation individualiste occidentale que le principe de redistribution de terres tant au niveau communal que national et ce depuis des siècles.
L'enseignement au plus haut degré est assuré par l'Etat ou à titre privé par les grands lettrés, anciens lauréats du Grand Concours. Ce qui nous occupe ici est précisément l'éducation au niveau communal et, bien qu'en principe la commune soit tenue de pourvoir à l'éducation de ses enfants au moyen de son budget spécial appelé Học-điền (rentes foncières destinées à l'enseignement), les maîtres d'école sont pour la plupart logés et nourris par des volontaires ou engagés de bon gré par les groupes de parents d'élèves. L'image d'un garçon à la tête rasée sauf un petit carré de cheveux au-dessus de son front, déclamant à haute voix sa leçon à côté d'une douzaine de bambins et en face de son maître assis, tenant à la main un bout de rotin, est le motif très familier choisi dans les tableaux illustrant la vie villageoise, parmi d'autres, représentant soit les travaux des champs, soit une beauté villageoise assise à son métier à tisser etc. ..
D'après le recensement effectué en 1944, l'analphabétisme atteint 80% de la population (11), alors que dans les premières années du colonialisme, il y a très peu d'illettrés même parmi les paysans les plus deshérités, on en trouve toujours sachant quelques centaines de caractères (12). Une remarque analogue qui suit vient également de M. de Lanessan, un des Gouverneurs Généraux de l'Indochine dans son livre publié en 1889 :'Il est très peu de pays, même parmi les plus civilisés où l'instruction soit plus en honneur que dans l'Annam. . . Il n'y a pour ainsi dire pas un village annamite qui n'ait son école' (13). Une pareille vulgarisation de l'enseignement n'est autre qu'un produit d'une société dont les membres, tous sur un même pied d'égalité, jouissent uniformément de leurs droits.
Quant à la redistribution des terres, elle se fait périodiquement tous les trois ans, au profit de tous les villageois. Les documents concernant les recensements réguliers en la matière nous faisant défaut, il a été estimé approximativement que les terres communales (công điền) occupent l'ordre d'un cinquième de la superficie cultivable. Les autres catégories de terres sont celles des particuliers (tư-điền), celles allouées aux mandarins, aux institutions religieuses ainsi que les domaines exploités et placés sous la disposition de l'Etat. Comme le droit de détention des terres n'a jamais été absolu, de temps à autre, les monarques de différentes dynasties ont procédé à la reprise d'une partie de ces terres allouées pour les faire redistribuer, et ce, visant invariablement le but de protéger le paysan face au développement excessif des latifundia dans les campagnes. C'est bien la mesure prévue dans les édits de Trân-thuânTông (1397), de Minh-Mạng (1840) et aussi de Tự-Đức (1883). Sous le règne de Trân-thuân-Tông on fixe encore une étendue limite de 10 Mâu de rizières (1 mâu = 3600m2) pour les propriétés privées, à l'exception des princes et des princesses alors que l'excédent doit être restitué à l'Etat à fin de redistribution aux paysans (14). De ce qui précède on s'accorde aisément pour reconnaître que cette mesure agraire constitue indéniablement un facteur de stabilisation foncière au Vietnam au moins dans la période anté-coloniale.
B. La commune sur le plan national.
Comme nous l'avons remarqué précédemment, les institutions démocratiques précitées ne fleurissent que sur le terrain communal bien abrité sous la couverture de l'autonomisme. Or sur une longue durée, si le tendance habituelle va son train, l'autonomisme sera suivi inévitablement par un état isolationiste, voire celui de morcellement. Est-ce bien le cas du Vietnam, reconnu par contre, d'une manière quasi-unanime, comme une société bien unie et cohérente ? La question va être éclaircie sous peu à travers notre examen qui suit et qui a trait aux rapports Etat-commune.
Le Viet Nam est divisé en provinces, les provinces en circonscriptions (Phủ ou Huyện) et les circonscriptions en cantons (tổng). Plusieurs villages forment un canton dont le chef est sorti du rang des maires et choisi par tous les maires en fonction. Les circonscriptions sont placées sous l'autorité d'un tri-phủ ou tri-huyện. Le nom de tri-châu sert à désigner le chef d'une circonscription des minorités ethniques dans les régions montagneuses au Nord et au centre du Vietnam. Chez les Mường à Thanh-Hóa ou Nghệ-An la fonction de tri-châu est héréditaire. Les provinces sont administrées par un gouverneur (Tổng-Đốc ) assisté d'un Bố-Chánh, chargé de services administratifs et d'un Án-Sát qui s'occupe de services judiciaires. Dans les provinces moins importantes, le Tuần-Phủ, à lui seul cumule toutes les trois fonctions sus-mentionnées.
Il convient de noter qu'originellement le Nord, le Centre et le Sud du Vietnam, devenant par la suite le Tonkin, l'Annam et la Cochinchine, les trois placés sous différents gouvernements, ayant respectivement des statuts de semi-protectorat, de protectorat et de colonie n'étaient nullement des divisions territoriales. Sous la monarchie des Nguyễn, en raison de leur éloignement de la capitale impériale située à Huê, les provinces du Nord et du Sud étaient confiées à un Haut-Gouverneur (Tổng-Trấn ) et dans les premies années du colonialisme à un Surintendant (Kinh-Lược).
Au gouvernement central, on distingue deux conseils : le Conseil Privé du Souverain (Cơ Mật Viện) composé de quatre hauts mandarins honorablement surnommés 'les Quatre Piliers de la Cour', et un Conseil de Ministres (Nội-Các) qui sont au nombre de six (Intérieur, Finances, Rites, Justice, Guerre, Travaux Publics). Si les membres du Conseil Privé sont des stratèges en matière de haute politique, le Conseil de Ministres est bien le siège de l'exécutif chargé de faire fonctionner tout l'engrenage administratif de la nation dont les cadres sont tous rémunérés par l'Etat, à compter du personnel des circonscriptions jusqu'aux hauts mandarins à la Cour. Ajoutons que, pour tout puissant que soit le monarque, son autoritarisme et ses caprices ne sont pas sans limites. Dans sa Cour, à lui, il ne s'entoure pas de ses favoris, juchés haut à l'échelle mandarinale, car la classe dirigeante est rigoureusement choisie par le truchement d'un système de concours littéraire, seule porte d'accès au mandarinat, une des institutions à caractère démocratique, s'ouvrant sans discrimination aucune, aux riches comme aux pauvres, aux déshérités comme aux fils de princes. On voit de surcroît qu'aucun prince n'a droit à une charge mandarinale du simple fait qu'il est rejeton de la famille royale bien que cette dernière jouisse d'un certain privilège, notamment d'une rente allouée par l'Etat.
Certes, il existe des titres de noblesse (Công, Hầu, Bá, Tử, Nam ) que le souverain décerne aux divers princes aussi bien qu'aux particuliers en fonction de leur service rendu à la patrie et au trône sans pour autant que cette classe noble devienne stéréotypée à travers les âges parce que ces titres ne sont nullement héréditaires.
Sur le plan national, c'est au gouvernement central qu'incombent les charges de taille nationale. Les premières sont d'ordre économique et les deuxièmes politique ou militaire.
Le Viet Nam, un pays dans l'Asie orientale et méridionale se trouve dans la région des moussons, un vent saisonnier des plus caractéristiques où les pluies sont abondantes. C'est un climat favorable à la riziculture et par conséquent, la première nécessité qui se fait sentir porte sur le système d'irrigation et particulièrement au Nord-Viet Nam, sur la protection d'un réseau de digues bordant le Fleuve Rouge. Ce fameux cours d'eau, tenant son nom de la couleur rougeâtre des alluvions transportées dans son courant, se gonfle chaque année en de fortes crues durant la saison de typhons et de pluies. Survenait-il le pire se traduisant par une brèche ou cassure causée à la digue, en raison soit du manque d'un dispositif de protection adéquate, soit de l'inefficacité du travail de surveillance régulière, l'inondation serait catastrophique emportant et récoltes et maisons et vies d'hommes. Chaque année du mois de Juin au mois de Septembre, la menace des crues revient comme un cauchemar auprès des paysans tonkinois ainsi que des fonctionnaires en charge.
Il est clair que la réalisation d'un travail d'une telle envergure n'est pas à la portée des communes oeuvrant séparément d'où l'on voit la raison d'être d'une autorité étatique rassemblant et coordonnant tous les efforts et qualités requis pour la tâche. Il en est de même pour les autres entreprises hydrauliques, à savoir les réseaux de canaux d'irrigation et de navigation. On peut citer, outre les colonies de plantations exploitées par les militaires au profit de l'Etat (đồn-điền), les secteurs de la métallurgie et des mines placés sous le contrôle des organismes instaurés par le gouvernement central. La liste de ses domaines ne s'arrête pas pour si peu si l'on reconnaît que ce 'haut commandement économique', mũ par l'intérêt général est bien le facteur qui place la commune sous la dépendance de l'Etat (15).
Les rapports Etat-Commune vont prendre encore de l'ampleur si on examine le problème dans le contexte politico-militaire qui se fait sentir nettement à travers l'histoire du Vietnam en ce qui concerne sa conquête de sa souveraineté. De nature indépendante, le Vietnamien résiste de manière farouche à tout effort d'établir sur lui le joug de domination. Or le sort a voulu qu'il vive côte à côte avec une puissance expansionniste et, par voie de conséquence, les pages sombres mais en même temps héroĩques de son histoire correspondent si bien aux périodes de prospérité et de paix relative en Chine, mais périodes de luttes frénétiques au Vietnam, contre ce redoutable envahisseur qui a tenté à plusieurs reprises de rétablir sa domination. En effet, après la victoire de Ngô-Quyền remportée sur les Nam-Hán en l'an 939, presque toutes les longues dynasties régnantes qui se sont succédé jusqu'à l'aube du 19è siècle, ont connu la même tragédie de l'invasion provenant de ce voisin du Nord. Telles furent les invasions des Sung, puis des Mongols au 13è siècle en trois fois de suite, des Ming au 15è siècle et des Ch'ing à la fin du 18è siècle, lesquelles à tour de rôle se furent soldées par un échec de l'envahisseur, à l'exception d'une occupation temporaire des Ming à l'issue de la défaite de Hồ-quí-Ly en 1406.
Comment donc les Vietnamiens ont pu tenir ferme tout en gardant intact leur territoire avec une poignée de guerriers et de milices communales, face à un ennemi doté d'une supériorité écrasante en nombre ? Le miracle ne s'explique pas uniquement par l'art de mener la lutte mais plutôt par cette unité sans faille dont les Vietnamiens ont su faire preuve d'une manière impulsive dans les heures les plus graves. C'est bien une particularité inhérente à toute société homogène et cohérente se traduisant par un sentiment de solidarité, voire de collectivité propre à une structure d'ordre communaliste.
On ne saurait apprécier à sa juste valeur tout l'impact politique d'une réunion de caractère national comparable à celle qui s'est tenue dans le palais de Diên-Hồng, sous les Trân lors de la menace d'une invasion imminente des Mongols, où tous les vieillards du peuple furent invités à donner leur avis sur la question de lutte ou de reddition. C'est un référendum, disons-nous de nos jours, une forme directe de vote quand la situation requiert la consultation de tous les citoyens. Peu importe s'il ne s'agit là que de la voix de la population âgée, mais quelle voix ! Comme toujours au Viet Nam, jusqu'à une époque récente, c'est bien la voix dominante et déterminante à laquelle la jeunesse doit toute sa considération.
L'histoire a montré encore qu'il existe d'autres agressions provenant de l'ancien Champa et des Khmers auxquels l'Etat doit faire face et, bien que les communes aient leur propre milice et un système de défense approprié contre le brigandage et la plupart du temps contre les cambrioleurs de fortune, les irruptions éventuelles des tribus montagnards sont d'une autre nature et ne cèdent qu'à une intervention directe des forces de l'Etat.
Comme on l'a remarqué dans la première partie, vis-à-vis de l'Etat, c'est sur la commune qu'il se décharge de lever les impôts, de les verser globalement à l'autorité concernée et de fournir la main d'oeuvre à différentes corvées ainsi que le nombre de recrues pour le service militaire. De l'autre côté, pour ne citer que les grandes lignes, il appartient à l'Etat de pourvoir aux grands travaux et surtout à la défense du territoire et à des opérations de police. En un mot, il convient ici de rappeler cette remarque de P. R. Feray : '. . . sur une longue durée, l'histoire des rapports entre la commune et l'Etat a été celle de leur légitimation réciproque' (16).
Il est à noter que l'autonomisme communal n'est autre qu'une modalité de segmentation de pouvoir s'opposant ainsi à toute tendance centralisatrice du gouvernement central. La notion de légitimation réciproque contribue alors dans ce cas à maintenir l'équilibre des rapports Etat-Commune, tout en mettant l'obstacle à la tendance centrifuge de l'autonomisme. Toutefois, l'histoire du fédéralisme de tous les temps comporte en partie toutes sortes de frictions et d'empiétement survenus entre le pouvoir central et le gouvernement régional à l'occasion de leur exercice de leurs prérogatives respectives. Au Vietnam depuis des siècles, le gouvernement central avait tenté à plusieurs reprises de contrôler la commune en nommant ses cadres dans l'administration du village mais au 15è siècle cette mesure fut abrogée et depuis lors la commune a gardé jalousement son autonomie (17). On en veut pour preuve la résistance notoire des communes à l'égard des autorités étatiques en matière de recensement des villageois et des terres cultivables en vue de fournir le moins possible de main-d'oeuvre et d'impôts à l'Etat.
P. Pasquier dans son livre cité plus haut, nous apporte un témoignage de ce genre : 'Il (le village) s'est toujours dérobé aux regards de l'étranger. On ne peut y pénétrer que difficilement et même les mandarins représentant l'autorité de l'Empereur, tout en y étant reçus avec le respect et le cérémonial voulu par les rites et la coutume, n'en connaissent souvent que la maison commune, le Đình ou la pagode où ils sont conduits.
La liberté de la commune a besoin, pour s'exercer pleinement, d'élever autour d'elle une véritable muraille. C'est une famille qui ferme ses portes pour discuter ses affaires personnelles, sans contrainte et sans admettre une oreille étrangère' (18).
Dans les premières années du colonialisme, l'autonomie et la démocratie communales ont été mal vues par les administrateurs français de l'époque. Cependant, au fur et à mesure et obsédés notamment par les mouvements nationalistes à travers les soulèvements intermittents survenus de toutes parts, ces derniers ont découvert que ce système séculaire répond admirablement à la politique 'diviser pour mieux administrer' des colonisateurs. C'est pour cette raison que la structure communale a encore survécu jusqu'à l'époque contemporaine. 'C'est le système qui fut incompatible avec notre sécurité ' a souligné Paulin Vial dans son livre l'Annam et le Tonkin, 'car il divisait la population en lui laissant l'autonomie des villages à laquelle elle est attachée. L'expérience de ce système a été faite. C'est le seul qui ait donné de bons résultats. Il donne satisfaction aux Annamites et sécurité aux autorités françaises, ne permet pas aux habitants de s'unir contre nous dans une action générale' (19)
En fait, c'est bien une société hautement hiérarchisée et un peuple uni et homogène auxquels les colonisateurs ont dũ faire face. Evidemment cette cohéhence ne s'explique pas tout bonnement par la seule notion d'équilibre provenant de la légitimation réciproque du fédéralisme. Il est vrai que l'on peut relever une analogie de formation chez le fédéralisme et la structure de la société vietnamienne. De même que dans le premier, les unités associées (états ou provinces), existent avant la création du système fédéral, l'antériorité des communes par rapport à l'Etat est aussi un fait saillant dans l'histoire de la nation. La question effleure déjà l'origine de la société communale. Bon nombre d'auteurs ont reconnu que la commune est née du fait de colonisation agricole. 'Il s'agit donc, dès le point de départ, d'une entreprise commune égalitaire, d'une oeuvre de pionniers liés entre eux par une foi commune, une lutte commune, et naturellement une discipline commune.. Les gens s'associent volontairement et démocratiquement pour mieux se défendre et réussir leur entreprise, dans des terres nouvelles particulièrement insalubres, infestées de bêtes féroces, terres qu'il faut arracher aux marécages, à la forêt ou à la mer. Dans les créations de commune historiquement relatées jusqu'à celles en cours actuellement, nous retrouvons le même processus : l'expansion démographique et la conquête d'un nouvel espace cultivable' (20).
Ce qui précède explique d'une manière satisfaisante la cohérence de la société villageoise au sein de la commune. Sur le plan national toutefois, ce n'est qu'au niveau des rapports Etat-commune examinés dans le contexte socio-culturel que se trouve la réponse. Il s'agit ici d'une société orientale sous l'influence de longue date de la morale confucéenne dont les normes se concrétisent par un système éducatif rehaussé au prenier plan dans la superstructure. Il importe de noter que c'est un type d'enseignement général reposant sur l'étude de l'histoire et des livres classiques où la morale se confond avec la science. C'est l'enseignement qui façonne l'esprit de l'individu, règle sa conduite et dicte également ses aspirations. On reconnaît bien que c'est le moyen le plus sũr et le plus durable par lequel l'Etat s'insinue dans les institutions communales aussi bien que dans les règles de vie de tous les membres de la commune et, par là aussi que s'affermissent tous les liens invisibles reliant tant l'individu que sa commune à l'Etat.
En effet, dès la tendre enfance, on inculque déjà au petit villageois ce symbole hiérarchisé Roi- Maître - Père (Quân-Sư-Phụ ). En outre le code d'éthique de tous les braves gens comporte nécessairement deux vertus primordiales, à savoir la piété filiale (hiêu) et la loyauté vis-à-vis du roi (trung) ou de la patrie selon le cas (21). C'est pour toute personne décente une façon de vivre animée par un sentiment permanent de reconnaissance envers sa famille, sa communauté et sa patrie, dont, à l'occasion, le Vietnamien est disposé à témoigner selon ses aptitudes et ses positions sociales. N'est-il pas le rêve nourri par tout étudiant du village de pouvoir réussir aux concours littéraires et de gravir ensuite les échelons du mandarinat et ne lui est-il pas un honneur de servir loyalement son roi et sa patrie ? L'occasion d'ailleurs ne manque pas : l'accès au mandarinat est ouvert à tous et le recrutement par voie de concours n'est-il pas démocratique ?
En somme, si du point de vue structural la commune joue le rôle de médiateur entre l'individu et l'Etat, c'est à l'instance socio-culturelle que s'établissent les relations directes entre ces derniers ce qui explique largement cette cohérence d'une société que le temps use mal et véhicule longuement (22).
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Partout en Occident l'histoire de la démocratie n'est autre qu'un récit de dures conquêtes car les statuts démocratiques et les droits fondamentaux de l'individu ont été conquis au prix de considérables sacrifices, aux termes de luttes sociales acharnées et parfois de guerres ruineuses. Encore faut-il rappeler que cette oeuvre entamée depuis des siècles reste encore jusqu'à nos jours inachevée quant à sa forme et ses modalités d'application et le débat n'en est pas clos pour autant. De temps à autre des dénonciations se font entendre au sujet de la perversion de telle démocratie ou de telle autre vouée à son anéantissement.
Il est certain que ce gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple, dans son sens le plus concret et le plus pur n'a été nulle part réalisé. Estime-t-on, comme l'a fait J. J. Rousseau, que la démocratie est un gouvernement si parfait qu'il convient aux dieux et pas aux hommes ?
Néanmoins dans la mesure où la démocratie est considérée comme une institution construite à partir d'un véritable idéal émancipateur et tendant vers une affirmation de la liberté humaine, les composants suivants ont été unanimement adoptés pour l'édification d'une démocratie moderne :
a/ Egalité devant la loi.
b/ Libres accès aux postes publics.
c/ Suffrage universel.
d/ Institutions destinées à réduire les facteurs d'inégalité visant à promouvoir l'esprit démocratique.
En comparant ces critères aux us et coutumes dans les communes ainsi qu'aux autres institutions vietnamiennes en vigueur jusqu'à la fin du colonialisme que nous venons d'esquisser, force nous est de convenir du caractère hautement original de cette société orientale. Ce n'est certes pas une reproduction exacte de la démocratie moderne de type occidental mais il n'en reste pas moins que les Vietnamiens de l'ancien régime ont pleinement joui de leurs droits tant réclamés dans les sociétés modernes. Cependant ne nous y trompons pas. Ce qui précède n'est nullement une recommandation qui a trait au retour archaĩque au bon vieux temps. Les choses ont évolué. N'empêche toutefois que les Vietnamiens et Vietnamiennes aient jusqu'ici la nostalgie du passé.
Références du texte.
P. Ory, La Commune annamite au Tonkin, Paris, Augustin Challamel, 1894.
A. Masson, Histoire du Vietnam, Que sais-je ? Paris 1972.
J. B. Alberti, Indochine d'Autrefois et d'Aujourd'hui, Paris 1934.
Toan Ánh, Nếp Củ Làng Xóm Viêt-Nam, Saigon, 1968. D'un ton émouvant à fort relent nostalgique et en un style coloré, l'auteur raconte avec passion toutes les facettes de la vie communale ainsi que les mỵurs et coutumes dans différentes régions du Viet Nam.
Phan thị Đắc, Situation de la Personne au Vietnam, Centre National de Recherche Scientifique, Paris 1966.
Vũ Quôc Thúc, Thèse de sciences économiques, Hanoi, 1950, L'Economie Communaliste du Vietnam, Essai d'une Explication sociologique de l'Economie du Vietnam.
Trần Tu, Cơ Cấu Tổ Chức của Làng Việt Cổ Truyền ở Bắc Bộ, Hanoi 1984. L'auteur a reproduit dans l'appendice de son livre plus de 20 articles du dit coutumier.
On ne saurait trop recommander ici une étude exhaustive des caractéristiques de l'Etat vietnamien dans l'Histoire du Vietnam, des Origines à 1858, Sudestasie 1987, de Lê Thành Khôi.
Trần Trọng Kim, Viêt-Nam Sử Lược.
Tú Hát Đinh Bá Hoàn, Causerie sur la Culture Traditionnelle du Vietnam, 1990. Dans son exposé, l'auteur aurait fait allusion au Giáp ou Phe en parlant du Conseil des hameaux. Seulement il convient de noter qu'à proprement parler, le Giáp ne s'occupe que des activités rituelles et sociales alors que les affaires administratives relèvent toujours du ressort des notables.
Phan thị Đắc, ibid, page 43. Les chiffres relevés dans le recensement sont consultés dans l'Annuaire Statistique de l'Indochine.
P. Pasquier, l'Annam d'Autrefois, Paris 1907 (cité par Phan thi Dac, ibid)
De Lanessan, L'Indochine Française, Etude Politique et Administrative, Paris Alcan, 1889 (cité par Phan thi Dac, ibid)
Voir Annotation dans Situation de la Personne au Vietnam, page 39, 47, Phan thi Đắc, ibid.
A reprendre l'expression utilisée dans le livre de Lê Thành Khôi, ibid.
P. R. Feray, Le Vietnam au XXè Siècle, Presses Universitaires de France, 1979.
Phan thi Đắc, ibid.
P. Pasquier, ibid.
Voir Pháp Chê Sử Viêt-Nam, Đại Học Sai-gon 1966, Prof. Vũ-Quốc Thông
Phan thị Đắc, ibid.
21.D'après Mencius, le peuple figure au sommet de la hiérarchie, primant ainsi la patrie qui prime à son tour le monarque (Dân vi quí, xã tắc thứ chi, quân vi khinh).
22. P. R. Feray, ibid.
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