L'histoire des hommes est conditionnée en permanence par le milieu où ils vivent, sa position dans le monde, la nature de son sol et de son climat. Située entre les deux grands foyers culturels de l'Asie orientale qu'elle évoque par son nom, l'Indochine ne pouvait manquer de devenir leur lieu de rencontre et le relais de leurs échanges. D'un autre côté, la pression du 'continent' chinois, la direction des chaines des montagnes et des fleuves, l'alternance des moussons, l'existence de deltas ouverts sur la mer ont commandé la 'poussée vers le Sud ' des peuples de la péninsule. Mais il serait faux de tirer, de l'importance du milieu physique, des conclusions géopolitiques. Les conditions géographiques se modifient avec une lenteur séculaire, tandis que les transformations des sociétés s'effectuent beaucoup plus rapidement. Un même milieu offre de nombreuses possibilités, et des populations établies sur un même sol réagissent de façon différente: les Chams et les Vietnamiens, installés successivement sur les côtes du Centre-Viet Nam ont pratiqué la riziculture, mais les premiers ont tiré leur prospérité du commerce international et de la flibuste, à peu près ignorés des seconds.
Cette variété des solutions données par les groupes humains au défi de l'environnement montre l'importance des structures économiques et idéologiques.
1.Le cadre physique
A l'extrémité sud-est du continent asiatique, entre les masses de l'Inde et de la Chine fermées par d'épaisses chaînes montagneuses, la péninsule indochinoise s'ouvre de toutes parts à l'influence de la mer. Le parallélisme des lignes du relief et des eaux, dirigées du nord au sud, les plaines compartimentées qu'elles déterminent, la mer qui unit plutôt qu 'elle ne sépare et prolonge la scène vers l'Insulinde et l'Océanie, ont fait l'unité de l'histoire et commandé la marche des civilisations. C'est par les étroites vallées des grands fleuves descendus des plateaux tibétains que se sont infiltrées les migrations humaines qui peuplent aujourd'hui l'Indochine, là où s'élèvent les Etats modernes: Myanmar à l'ouest, Thailande au centre, Viet Nam, Laos et Cambodge à l'est, Malaisie au sud.
Sur la façade orientale de la péninsule, le Viet Nam s'allonge de la frontière de Chine au golfe de Thailande, sur une longueur de 2000 kilomètres, face à la mer Orientale, véritable Méditerranée asiatique qu'entourent de toute part Taiwan, les Philippines, l'Insulinde et la péninsule malaise. La chaine Annamitique le sépare du Laos, la plaine du Mékong le relie au Cambodge. Sa superficie atteint 330 000 kilomètres carrés, répartis entre le Nord (Bắc-bộ): 117 000 kilomètres carrés, le Centre (Trung-bộ): 148 000 kilomètres carrés, et le Sud (Nam-bộ): 65 000 kilomètres carrés.
De l'Indochine, le Viet Nam présente les traits caractéristiques: la direction générale nord-sud des lignes du relief et des eaux, le climat de mousson, le contraste de peuplement entre la montagne et la plaine, la civilisation agricole du riz. Sa géographie a commandé dans une large mesure la croissance historique du Viet Nam.
1.1.La formation du sol
L'histoire géologique distingue un vieux massif cristallin primaire affleurant surtout au nord de Đà-Nẳng; au sud de cette ville, il n'apparait guère que dans le plateau du Kontum. Cette plate-forme continentale se prolonge sous les faibles profondeurs du golfe de Thailande et de la mer Orientale jusqu'aux arcs montagneux de la Sonde et de Bornéo. Au cours de l'ère primaire, ces terrains ont été recouverts par la mer; de cette époque datent les falaises et les rochers calcaires dont les îles de la baie de Ha-long nous offrent un témoignage merveilleux. C'est dans de tels calcaires que se sont déposés les calamines et les phosphates de chaux du Bắc-bộ. Une phase de plissement dite hercynienne a affecté le substrat primitif, mais il est déjà usé et réduit à l'état de pénéplaine au début de l'ère secondaire.
Celle-ci se marque par une vaste sédimentation de grès qui se sont épandus en couches profondes, formant une nappe presque horizontale dans l'arrière-pays central. De cette époque datent les gisements charbonniers de l'est du Bắc-bộ. Elle est suivie d'une deuxième phase de plissement à la fin du trias. Sous une poussée irrésistible venue du Yunnan, des nappes ont été charriées à des distances énormes, déversées sur les couches anciennes qu'elles ont recouvertes ou pénétrées, inversant parfois l'ordre des terrains.
Au tertiaire, la lente surrection de l'Himalaya entraîne un plissement des reliefs récents, et donne naissance à une série d'arcs concentriques dans le Bắc-bộ oriental, 'rides' dont la convexité est tournée vers le sud, et, dans le Bắc-bộ occidental, des ondulations dirigées du nord-ouest au sud-est, selon l'axe de la vallée du fleuve Rouge et de ses affluents. Soumis à une action violente de l'érosion, le pays se nivelle peu à peu pour présenter à l'est l'aspect d'une pénéplaine: elle descend régulièrement vers la mer, hérissée par endroits de pics de roches dures.Survient, au début du quaternaire, un prodigieux soulèvement de toute l'Asie centrale et sud-orientale: un immense glacis s'incline depuis les plateaux tibétains exhaussés jusqu'aux rives du Pacifique. Le rebord oriental de l'ancienne pénéplaine se relève pour donner naissance au Trường-sơn (Chaine Annamitique). Les dislocations et les failles qui se produisent alors livrent passage à de nombreuses roches éruptives: rhyolites, porphyres, basaltes. Ces phénomènes expliquent la présence de nombreux filons métallifères: zinc, étain, plomb, qui sont une des richesses du Bắc-bộ. Dans le sud, les coulées basaltiques ont produit par décomposition les fameuses terres rouges, riches en phosphates et en azote, sur lesquelles prospèrent les plantations d'hévéa, de caféier et de cotonnier.
Le relèvement général du relief réveille l'érosion. La pénéplaine usée ne déroule plus que des formes douces et monotones. Mais les cours d'eau, avec une activité accrue par la pente, creusent alors ces vallées profondes aux versants abrupts et ces gorges vertigineuses qui confèrent à la Haute-Région sa splendeur sauvage. Enfin, les masses d'alluvions charriées par les fleuves comblent les dépressions marines, pour créer ces deltas dont l'étendue des superficies cultivables et les facilités d'irrigation ont permis, ici comme dans toute l'Asie des Moussons, le développement de civilisations vigoureuses.
1.2.Le relief et les eaux
Cette formation du sol explique l'aspect actuel du pays où s'opposent, ainsi que dans les contrées voisines, la montagne massive et boisée et la plaine monotone et plate, bordée par une côte variée. Les terres cultivables ne représentent que 20% de la superficie totale.
1.2.1 .Le haut pays
L'arrière-pays montagneux, qui s'étend de la frontière de Chine aux plateaux du Sud-Trung-bộ, présente un relief uniforme, couvert de végétation jusqu'à 2 800 mètres. C'est dans le Nord, au sud de Lao-kay, que se dresse le Fan-si-pan, point culminant du Viet Nam (3 142 mètres). L'ensemble se divise en trois blocs cohérents; le Bắc-bộ septentrional, le Massif entre fleuve Rouge et Mékong, la chaine Annamitique. La vallée du fleuve Rouge constitue dans le Nord un important axe de démarcation entre deux zơnes différentes par l'orographie, les communications et le peuplement.
Le Bắc-bộ septentrional, sur la rive gauche du fleuve, s'ordonne en une série d'arcs convexes vers le sud-est, 'formant comme les branches d'un éventail qui se réuniraient dans le Tam-đảo'1. Une multitude de vallées conduisent vers la Chine, soit au Yunnan, comme le fleuve Rouge et le Sông Lô, soit au Guangdong, comme le sông Thương qui prend sa source près de Lạng-sơn. Le Haut Bắc-bộ se raccorde au delta par une Moyenne-Région (Thái-nguyên, Tuyên-quang, Yên-bái, Phú-thọ) de murailles calcaires et de mamelons schisteux, dominés par la masse puissante et isolée du Tam-đảo (1591 mètres).
Sur la rive droite du fleuve Rouge domine la direction N.O-S.E. que suivent les cours de ce fleuve, du Sông Đà, du haut sông Mã et du sông Cả. Entre les vallées s'allongent des hauts massifs montagneux dont les flancs boisés ou broussailleux ne laissent place qu'à de rares cultures. Les fleuves barrés de rapides sont d'un parcours difficile. Aussi cette région a-t-elle conservé un particularisme marqué.
La Chaine Annamitique offre un contraste absolu entre le versant oriental qui surplombe abruptement la mer et le versant occidental en pente douce vers le Mékong. C'est moins une cordillère qu'une succession de chaines et de plateaux que franchissent quelques cols de faible altitude vers le Laos et le Mékong: col de Mu-già (418 mètres), reliant Vinh à Thakhet, col d'Ai-lao (410 mètres) qu'emprunte la route de Quảng-trị à Savannakhet. La chaine, très proche de la mer, y projette des contreforts qui découpent le littoral en une bande discontinue de petites plaines deltaiques. Au sud de Đà-nẳng, elle s'élargit en une série de plateaux (Pleiku, Darlac, Langbiang, Djiring), couverts de brousses et de savanes très arrosées, refuge des populations montagnardes.
1.2.2.Les plaines et les eaux
Entre la montagne et la mer, les plaines n'occupent que près d'un cinquième de la surface du sol. Mais leur importance en tant que foyers de civilisation est sans rapport avec cette faible étendue. C'est du delta du fleuve Rouge2 où il était mentionné dès le IIIe siècle avant l'ère chrétienne que le peuple vietnamien a essaimé le long de la mer dans cette marche millénaire vers le sud qui l'a conduit à la fin du XVIIe siècle dans les plaines fertiles du Mekong. Un dicton classique compare les deltas du Nord et du Sud, reliés par la mince frange des plaines du Centre, à deux paniers de riz que porte aux extrémités de son fléau de bambou le paysan vietnamien.
Le delta du Bắc-bộ qui couvre environ 15 000 kilomètres carrés est un ancien golfe comblé par des alluvions récentes. Le voyageur qui le traverse ressent une impression de platitude infinie. Pourtant çà et là émergent quelques collines schisteuses isolées comme des iles (Bắc-ninh, Kiến-an, Ninh-bình). Le delta a été construit par deux fleuves, le sông Thái-bình et surtout le fleuve Rouge, dont les eaux se rejoignent à travers les terres basses par le sông Đuống et le sông Luộc. Le Thái-bình, dont le bassin n'atteint que 10 800 kilomètres carrés contre 138 000 kilomètres carrés pour le fleuve Rouge, est formé par la jonction de trois rivières: sông Cầu, sông Thương et sông Lục-nam, qui se réunissent à l'amont de Pha-lại. Il se ramifie en de nombreux bras. Le Thái-bình est peu abondant, relativement tranquille; il travaille peu. Le fleuve Rouge par contre est chargé de limons, puissant et dangereux.
Le fleuve Rouge prend sa source dans le Yunnan, à l'est de la ville de Dali. Sur un parcours de 1200 kilomètres, il conserve constamment une direction N.O.-S.E. De Lào-kay à Yên-bái, son lit, encaissé entre des gorges impressionnantes, est coupé de rapides et de bancs de rochers. Ensuite son cours s'élargit et se régularise, et c'est à Việt-trì que, grossi de ses deux principaux affluents: le Sông Đà et le Sông Lô, le fleuve Rouge pénètre dans le delta. La pente étant très faible, il se ralentit et se divise pour gagner la mer par une multitude d'embouchures. Le débit du fleuve Rouge oscille entre 700 mètres cubes par seconde aux basses eaux en saison sèche et 28 000 mètres cubes en saison de pluies. Mais ce régime n'a pas la simplicité de celui du Mékong: en effet les hautes eaux comportent non pas une seule crue, mais plusieurs qui, de juin à octobre, se succèdent de façon extrêmement irrégulière et rapide, sans qu'on puisse y accorder le rythme des cultures. L'action des crues, répétée pendant des siècles, a constitué sur les bords des bourrelets. Sur la mer le delta s'accroit vers le sud, aidé par les courants côtiers qui déportent dans cette direction les alluvions fluviales. Les retraits successifs des rivages ont dessiné des cordons littoraux parallèles qui, recoupés perpendiculairement par les berges des fleuves, tracent des casiers naturels. L'homme favorise le colmatage définitif par des plantations de joncs et la construction de diguettes: ainsi se créent sur ces lais de mer des villages nouveaux dans les provinces de Nam-Định et de Ninh-bình où la terre progresse encore de près de cent mètres par an.
Tout ce pays porte d'ailleurs la marque de l'homme, voué depuis les temps antiques à la lutte contre l'inondation. Les digues sont apparues sans doute très tôt, mais ce n'est qu'en 1108 que les Annales mentionnent pour la première fois l'édification d'une digue à Cư-xá pour protéger Thăng-long, capitale des Lý. Toutes les dynasties et tous les gouvernements ont par la suite étendu et amélioré le réseau, mais le fleuve coule plus haut que la plaine: à Hà Nội, il parvient en grande crue à la cote + 12,30, alors que certaines parties de la ville ne sont qu'à + 4. La moindre déchirure livre passage au fleuve impétueux qui, en quelques instants, agrandit la brèche, inonde la plaine et emporte les cultures et les villages. L'homme recommencera à construire avec une obstination forgée par les siècles.
Le delta du Bắc-bộ se poursuit au sud par les plaines maritimes du Sông Mã, du Sông Chu (Thanh-hoá) et du Sông Cả (Nghệ-Tinh), qui lui sont semblables par les caractères et le climat.
Au sud du massif de la Porte d'Annam (Hoành-sơn), commence une région nouvelle. La chaîne s'avançant vers la côte, il n'existe qu'un chapelet de petites plaines étroites séparées par des contreforts abrupts et déserts. Les cours d'eau qui descendent de ces pentes raides et ravinées par l'érosion sont courts, torrentiels et pauvres en alluvions. La seule rivière importante est le Đà-rằng. Du Quảng-bình au Thừa-thiên s'allonge une mince frange où en arrière de dunes stériles, dorment de vastes lagunes berçant les souvenirs de l'ancienne cité impériale. Après le col des Nuages, qui ouvre une merveilleuse vision sur la mer, se développent les plaines plus larges et plus profondes du Quảng-nam, du Quảng-ngãi et du Bình-định, suivies de celles, plus morcelées, de Tuy-hoà, Ninh-hoà, Nha-trang, Phan-rang, ombragées de cocotiers. Au sud du cap Padaran3, la plaine de Bình-thuận, couverte de dunes inhabitées, sauf quelques terres à cultures autour de Phan-rí et Phan-thiết, se prolonge de façon continue jusqu'au Nam-bộ.
Le delta du Nam-bộ, plus vaste que celui du Nord, s'étend sur 22.000 kilomètres carrés. C'est seulement à l'est que le relief s'élève vers les hauts plateaux où vivent des peuples de chasseurs et de cultivateurs sur 'rẫy'. Jadis couverte par la grande forêt, cette région a vu se développer depuis le début du siècle les riches plantations d'hévéas des terres basaltiques.
Le delta est l'oeuvre du Mekong et de ses associés, le Đồng-nai et les fleuves (sông) Vàm-cỏ , dont les alluvions ont comblé, à une époque récente, un ancien golfe marin entre la chaîne Annamitique et la chaîne de l'Eléphant (Cambodge). Le Đồng-nai qui reçoit à droite le sông Bé et la rivière de Sai-gon (sông Tân-bình), se termine par un delta à l'hydrographie confuse rappelant celui du sông Thái-bình. Le Mékong, le plus grand fleuve de l'Indochine, naît au Tibet à 5.000 mètres d'altitude. Il descend vers le sud par un cours puissant et capricieux de 4.500 kilomètres, coupé de chutes et de rapides impressionnants, à travers le Yunnan, le Laos qu'il sépare de la Thailande, et le Cambodge; à son entrée au Nam-bộ, il se partage en deux bras: le fleuve Antérieur (Tiền-giang) et le Bassac ou fleuve Postérieur (Hậu-giang), eux-mêmes ramifiés en de nombreuses branches. Son débit, d'une ampleur exceptionnelle, oscille entre 4.000 mètres cubes aux basses eaux et 100.000 mètres cubes aux hautes eaux. Mais l'immensité du bassin, la faible pente, l'action régulatrice du grand lac de Tonlé-Sap et des 'beng', dépressions échelonnées le long de son cours inférieur, lui ont donné un régime souple et régulier. La crue annuelle, sous l'action des pluies, s'élève lentement pour atteindre son maximum en octobre-novembre: le riverain l'attend sans surprise et y adapte le rythme de ses travaux; il n'a pas été forcé de construire des digues: les eaux s'étalent sur la plaine qu'elles ne cessent de féconder.
Sur cette vase fertile, les rizières s'étendent sans limite, interrompues de loin en loin par des bancs de sable allongés (giồng), vestiges des anciens cordons littoraux laissés par la mer en se retirant. Les fleuves ont construit sur leurs berges des bourrelets latéraux, exhaussés à chaque inondation, mais de part et d'autre subsistent d'immenses régions basses marécageuses, tels la plaine des Joncs à l'ouest de Sai-gon, et le Transbassac. Une infinité de rivières et d'arroyos, les rach, quadrillent le pays d'un lacis flottant. La marée remonte et redescend deux fois par jour le long des embouchures et se propage à travers ce vaste réseau jusqu'au Cambodge. L'alternance du flux et du jusant a une importance économique considérable, car elle règle la circulation des sampans et des jonques et permet l'irrigation et le drainage des champs.
Sur le front côtier s'étale l'éventail alluvionnaire des défluents du Đồng-nai et du Mekong qui, s'écartant du cap Vũng-tàu à la pointe de Ca-mau, 'fait songer à une feuille de latanier déchiquetée, posée à plat sur l'eau'4. La grande masse des alluvions est ici, comme au Bắc-bộ, entraînée par un courant marin vers le sud-ouest, elle vient accroître la presqu'île de Cà-mau dont le bec se rebrousse vers le golfe de Thailande, et continue à s'allonger de 60 à 80 mètres par an. Cette région émerge à peine de la mer: d'immenses tourbières qui tremblent sous les pas reposent sur des vases fluides (U-minh); le long du littoral roulent les brunes alluvions qui fixent des forêts à demi noyées de palétuviers.
1.2.3.Les côtes.
Les côtes s'allongent sur 2 260 kilomètres. La mer Orientale qui baigne le Viet Nam est peu profonde. Elle sépare deux régions semblables autrefois reliées l'une à l'autre: ses hauts-fonds étaient parcourus à l'ère quaternaire par des fleuves où les eaux du Mekong se mêlaient à celles des fleuves de Java et de Bornéo. Sauf au large du Trung-bộ Central où l'on rencontre des fonds de plus de 1.000 mètres à trois milles de la côte, entre le cap Nay et le cap Padaran, le socle marin a moins de 50 mètres de profondeur. Ainsi s'explique la formation rapide des deltas du fleuve Rouge et du Mékong par le comblement des golfes et leur accroissement continu. Ces fonds bas favorisent en outre le développement d'une faune marine abondante et la pêche côtière. La mer Orientale est d'autre part sillonnée de courants circulaires qui, sous l'influence des moussons, remontent sur le nord le long des Philippines et descendent vers le sud le long du Viet Nam.
Les rivages sont dans l'ensemble sans accident, bas et régularisés par les apports des fleuves. C'est là où la montagne atteint la mer qu'on rencontre une côte rocheuse et découpée, souvent précédée d'archipels. Le nord présente un littoral déchiqueté entre Mông-cái et Hải-phòng. Là se trouvent des anses profondes et sûres qui forment des ports naturels. Hải-phòng est le débouché du charbon, mais malheureusement à l'écart des grandes routes maritimes. Au large surgissent les rochers des prestigieuses baies de Hạ-long et de Bái-tử-long. Le sampan qui glisse à travers ces myriades d'îlots et de pics, isolés ou alignés, découvre à chaque instant les formes les plus fantastiques. Tantôt s'offre au regard une grotte fleurie de lianes et d'orchidées sauvages où joue une lumière bleue, tantôt se dresse une falaise de légende trouée en arche de pont; ici se creuse un tunnel d'ombre et de mystère, là l'onde vient mourir dans une crique déserte, à peine troublée du cri des singes. Quelques îles importantes abritent les voiles lassées des jonques de pêcheurs: îles de Cát-bà, de la Table (Cái-bàn), de Cái-bàu.
De Hải-phòng à Qui-nhơn, la côte basse et sableuse, cernée de cordons littoraux ou de lagunes, montre sa partie la plus inhospitalière entre Thanh-hoá et le col des Nuages; battue par la houle du nord-est et les typhons, elle n'offre un asile que dans la baie de Đà -nẳng.
Plus au sud, du cap des Hirondelles au cap Padaran, les jeunes rivages où aboutissent les contreforts de la chaîne Annamitique se dentellent de baies. Celle de Cam-ranh compte parmi les plus belles du monde; admirablement située à mi-chemin entre Singapour et Hong-kong, sur la plus grande saillie du Viet Nam, il ne lui manque, pour qu'on puisse y aménager un grand port maritime, qu'un arrière-pays moins pauvre et moins étroit. Cette côte est extrêmement pittoresque. 'Une échancrure dans l'escarpement fauve et, brusquement, apparaît quelque coin de baie paisible, avec une plage frangée de cocotiers, une rangée de paillotes, des jonques à l'ancre, des filets séchant sur la grève... Puis de nouveau la muraille abrupte sans autre végétation que des mousses dorées et des cactus accrochés aux fissures de la roche. Ces côtes ont le coloris éclatant et la puissance de relief du littoral méditerranéen.'5
Après le cap Padaran, le littoral s'infléchit vers le sud-ouest. Ses grèves largement ouvertes aux moussons du sud abritent quelques villages de pêcheurs; on trouve également de vastes salines dans la région de Bình-thuận ainsi que dans celle de Bà-rịa.
Toute la côte du Nam-bộ à partir du cap Vũng-tàu, est uniformément plate et vaseuse, par suite de l'alluvionnement des deltas. La mangrove y croît en sombres masses enchevêtrées. Au nord de Rạch-giá, le littoral se relève en peu. Le cap de la Table porte la dernière avancée continentale des monts des Cardamomes et de la chaîne de l'Eléphant que prolongent au large les îles de Phú-quốc et de Poulo Dama.
2.Le climat
L'Asie des Moussons est caractérisée de l'Inde au Japon par l'alternance régulière de vents opposés: vents marins du sud-ouest, humides et chauds, vents continentaux du nord-est secs et froids. Leur périodicité souveraine ordonne pour les populations de cette partie du monde le rythme des travaux et des jours. Elle a réglé également leurs relations commerciales et leurs guerres, quand les flottes mettaient à la voile en été pour les régions du nord, et redescendaient en hiver au souffle de la mousson nouvelle. Ainsi sont partis, au 1er siècle de l'ère chrétienne, les marchands et les aventuriers du golfe de Bengale et des Coromandels, sous l'invocation de Bouddha Dipankara, 'Pacificateur des flots', vers les terres d'épices et d'or des mers méridionales. Ainsi le long du littoral vietnamien ont longtemps combattu les escadres du Đại Việt et du Champa au cours des campagnes de saison qu'imitèrent ensuite dans leurs luttes des XVIIe-XVIIIe siècles les Trịnh, les Nguyễn et les Tây-sơn.
Situé dans la zone tropicale et soumis au régime des moussons, le Viet Nam présente cependant, du fait de sa position géographique entre 8o 30' et 23o 24' de latitude nord, de l'orientation de ses côtes et de son orographie, des caractères particuliers. Dans l'ensemble chaud et humide, il se distingue par la variété des climats régionaux.
2.1.La température
Le Viet Nam s'étend tout entier entre le tropique du Cancer et l'Equateur, c'est-à-dire dans une zone de fortes chaleurs. Mais l'allongement sur 15o de latitude entraîne une nette diminution de la température du sud au nord en même temps qu'une différenciation des saisons. Hồ Chí Minh ville a une moyenne annuelle de 27o6, Huế de 25o8 . L'hiver se marque de plus en plus à mesure qu'on monte vers le nord. A Hồ Chí Minh ville, la température moyenne du mois le plus chaud (avril) est de 29o8, celle du mois le plus froid (décembre) de 26o, l'amplitude est donc de 3o8, c'est-à-dire qu'elle est presque équatoriale. A Huê, l'amplitude atteint déjà 9o1, entre 29o4 (juillet) et 20o3 (décembre). Elle s'élève à 12o5 à Hanoi, entre 29o3 (juin) et 16o8 (février).
Le relief exerce également son influence sur les montagnes du Haut Bắc bộ, la température peut descendre, en décembre-janvier, à -2o et provoquer des gelées blanches ou parfois même une fugace poussière de neige. L'arrière-pays offre ainsi un certain nombre de stations d'altitude: Sapa (1640m; moyenne annuelle: 15o3) et le Tam đảo au Bắc bộ; Bana et Dalat (1500m; moyenne annuelle:18o9) au Trung bộ
2.2.Les vents
Le régime des moussons résulte de l'existence de zônes de hautes et de basses pressions qui s'établissent tour à tour sur le continent asiatique et sur l'océan Pacifique. En hiver, le centre glacé de l'Asie subit de hautes pressions qui atteignent 780 mm autour du lac Baikal. Un puissant anti-cyclone apparaît sur la Chine et les vents s'en échappent en tourbillonnant en spirale vers les zones de basses pressions qui s'étendent au large sur le Pacifique: c'est la mousson d'hiver sèche et froide, de direction N.E.-S.O., qui dure d'octobre à avril. En été au contraire, le continent échauffé est le siège de basses pressions, alors que l'océan voit s'établir une aire de hautes pressions. Un cyclone s'y forme et les masses d'air viennent aborder le continent où elles déterminent des précipitations abondantes: c'est la mousson d'été qui souffle avec une direction générale S.O.-N.E. d'avril à octobre.
Ce mécanisme très simple déterminerait donc au Viet Nam deux saisons bien tranchées: la saison sèche et la saison des pluies. Mais d'autres facteurs y introduisent de nombreuses perturbations: l'étendue en latitude, le relief, l'orientation des rivages, l'existence de dépressions continentales et les typhons.
Le Trường-sơn constitue une limite climatique essentielle. Le delta du Mékong, qui reçoit les vents marins sans obstacle et les vents continentaux après leur passage sur les massifs montagneux où ils se sont réchauffés, connaît un régime des pluies très régulier (mai-octobre) et une chaleur à peu près constante. La mousson d'été apporte peu de pluies au Trung-bộ, soit qu'en traversant la chaîne Annamitique elle se soit déchargée de son humidité sur le versant lao, soit que, soufflant parallèlement à la côte, elle ne rencontre pas de montagnes qui provoquent les condensations. Cette sécheresse est encore accentuée par le gió tây (vent du Laos), véritable foehn qui dévale des pentes orientales du Trường-sơn. Au contraire, le Bắc-bộ, siège d'un minimum pendant la saison chaude, attire les couches d'air de l'océan qui prennent une direction sud-est: il reçoit ainsi de grosses pluies, accompagnées de phénomènes orageux. C'est à partir de septembre que le Trung-bộ accueille des précipitations abondantes, car la mousson du nord-est qui s'est chargée d'humidité dans le golfe du Bắc-bộ aborde de front le littoral du Centre; de plus, une dépression cyclonique s'établit sur la mer de Chine relativement tiède encore et appelle des masses d'air du continent qui se condensent sur le Trường sơn.
L'intervention des dépressions continentales et des typhons complique le climat. Les dépressions continentales de la Chine du Sud amènent, lors de leur passage sur le Nord Viet Nam, des vents du sud ou du sud-est qui créent des jours anormalement chauds au cœur de l'hiver. Les typhons prennent naissance à l'est des Philippines et se déplacent vers l'ouest à une vitesse qui peut atteindre 160 kilomètres à l'heure. Ce sont des dépressions atmosphériques extrêmement creuses: elles attirent des vents violents qui prennent un mouvement tourbillonnaire et s'accompagnent de grosses pluies. Les typhons frappent les côtes du Nord en été, les côtes du Centre entre aout et décembre, au sud de Qui-nhơn, ils sont moins fréquents. Alors le ciel se teinte en rouge cuivre, parcouru de longues traînées de cirrus. Puis le vent se lève et souffle en rafales d'une violence extrême, brisant tout sur son passage: barques jetées contre les rochers, arbres déracinés, toitures volant comme fétus de paille. Les rivières gonflent et débordent, emportant routes et récoltes, la marée envahit le littoral et submerge les rizières qu'elle rend impropres à la culture pour de longs mois.
Les pluies sont généralement abondantes dans tout le pays grâce à l'influence marine qui s'y fait sentir partout. La hauteur moyenne annuelle des précipitations atteint 1800 mm. Mais elle varie avec les régions. Les montagnes et le littoral sont les zones les plus humides, tels les côtes de la baie de Hạ-long, l'arc du Đông-triều, la Haute-Région du Bắc-bộ, la chaîne du Trường sơn, et particulièrement le massif de A-fuât, au sud-ouest de Huê, qui reçoit pour sa part 3 mètres. Les plaines sont dans l'ensemble plus sèches. La partie la plus défavorisée du Viet Nam est le Trung-bộ méridional: au cap Padaran, il ne tombe que 773 mm. Ce sont surtout des pluies d'orage d'été; pendant l'hiver, le Trường-sơn et l'orientation du rivage l'abritent des vents humides qui arrosent le reste du pays. Le nord connaît de janvier à mars une saison de pluies fines et persistantes que les Vietnamiens appellent mưa bụi (pluie-poussière), mưa bay (pluie volante), mưa phùn (gouttes plus épaisses), et auxquelles les Européens donnent le nom de crachin. Tout le delta est noyé pendant des jours sous une brume muette où luit faiblement le vert tendre des riz nouvellement repiqués. Mais cette bruine impalpable réduit considérablement la durée de la saison sèche et rend possible la récolte du cinquième mois.
Les précipitations sont très irrégulières d'une année à l'autre; elles peuvent varier du simple au double: Hà-nội a reçu 1 330 mm en 1925 et 2 741 mm en 1926. Cette irrégularité entraîne de graves conséquences pour la vie paysanne, éprouvée tantôt par l'inondation, tantôt par la sécheresse.
L'abondance des précipitations, le ruissellement des eaux sur les fortes pentes, ainsi que la pratique du rẫy, ont causé l'érosion et l'appauvrissement rapide du sol dans la Haute et Moyenne-Région. Dans le delta du fleuve Rouge, c'est l'irrégularité des pluies qui, couplée avec l'alternance de la saison sèche et de la saison humide, rend indispensables les travaux hydrauliques. En saison humide, l'eau séjourne dans certains casiers déprimés: on ne peut l'évacuer car, au même moment, les fleuves coulent plus haut que la plaine, ce qui interdit toute culture dans ces zones du bas delta. En saison sèche au contraire, le niveau des cours d'eau descend très bas, ce qui rend difficile l'élévation de l'eau jusqu'aux rizières. Aussi, depuis l'antiquité, utilise-t-on toutes sortes de moyens pour irriguer les terres hautes, depuis les écopes suspendues et les paniers à cordes balancés par deux personnes, jusqu'aux grandes norias actionnées directement par le courant fluvial.
3. La végétation
La forêt qui couvrait environ les deux tiers de la superficie du Viet Nam a été fortement atteinte par les destructions de la guerre et l'exploitation des hommes. Elle présente les aspects les plus variés dus à la diversité des climats et des sols. Les deltas qui apparaissent à l'aube de l'histoire couverts de forêts marécageuses infestées de fauves ont vu peu à peu s'étendre les rizières irriguées et les cultures permanentes. Seules y subsistent encore des forêts littorales de mangrove à demi noyées sous les eaux, notamment autour des bouches du Đồng-nai et du Mékong et dans la presqu'île de Cà-mau. Partout ailleurs, la forêt s'est réfugiée sur les sommets abondamment arrosés. Mais le paysage ici encore a été profondément modifié par l'homme. L'exploitation intensive et surtout la pratique du rẫy ont détruit progressivement les forêts primitives. Quelques-uns de ces peuplements survivent cependant, dans des lieux escarpés d'accès difficile, loin des cours d'eau flottables.
On rencontre la forêt tropicale dense jusqu'à 700-800 mètres dans le Haut-Bắc-bộ et jusqu'à 1200-1300 mètres sur les pentes orientales du Trường-sơn. Elle se caractérise par des essences extrêmement variées, inconnues pour la plupart en Europe, mêlées à quelques espèces tempérées. Aux branches se suspendent d'aériennes orchidées, jaunes ou mauves, dont les clochettes odorantes attirent les insectes, par-dessus un sous-bois de rotins flexibles, de bambous élancés, de lianes minces et de grandes graminées. Parmi les plus belles espèces, il faut citer dans le nord le gụ, des légumineuses, dont le bois frais abattu offre une teinte jaune moirée, qui devient, travaillé, d'un magnifique brun rouge pénétré de lumière; le lim ou bois de fer, des légumineuses, qui sert à la fabrication des charpentes, le soan ou lilas du Japon (Melia azedarach) au feuillage léger. Les forêts de la chaîne Annamitique croissent avec plus de puissance de sève. Le voyageur pénètre avec oppression dans leur obscurité animale. Partout ce ne sont que voûtes enchevêtrées de branches et de lianes, masses sombres de fûts que n'égaient pas des fleurs, parmi l'odeur fétide d'un sol en décomposition. Rien ne trouble la vie dans ces corps profonds, sauf parfois les cris aigus d'un gibbon isolé. Les essences les plus précieuses sont ici, outre le gụ et le lim, le sao aux usages multiples, le đàn hương, dont le huê mộc (bois de rose) est une variété célèbre, le trẩu (abrasin), le trắc enfin qui fait les socles finement ajourés des vieilles porcelaines.
Plus haut, à mesure que s'accentue l'hiver, apparaît la forêt tempérée. On y rencontre des chênes, des magnoliacées, des aulnes, des érables. Le sous-bois s'éclaircit, mais en juin mille fleurs délicates le parent: bégonias, saxifrages, rhododendrons, jasmins, hydrangéas. Ils éclosent au milieu de sveltes bambous, de lianes semblables aux festons que l'art khmer suspend au-dessus des Apsaras dansantes, et des souples éventails des fougères, baignant dans une clarté sous-marine, à peine poudrée de soleil. Au-delà de 2 000 mètres, la végétation reste à peu près inconnue.
Il est encore une autre association végétale: la forêt-clairière dans le Sud-Trung-bộ, où des arbres espacés projettent une ombre rare sur une savane. On trouve enfin des peuplements homogènes: pin de Yên-lập et Da-lat, tràm (cajeputi, des Myrtacées) du Nam-bộ occidental, bambous de Thái-nguyên et Bắc-cạn, lataniers de Phú-thọ, Thái-nguyên, Tuyên-quang, cocotiers du Phú-yên et du Bình-định. Parfois, la forêt primitive a complètement disparu, détruite par le rẫy.
Le rẫy est le champ temporaire, non irrigué, gagné par l'incendie sur la végétation spontanée. Le montagnard abat chaque année un quartier de forêt, brûle ces arbres, une fois qu'ils sont desséchés par le soleil d'hiver, et sème sur ce sol enrichi de cendres le riz ou le maïs. Le rẫy sert pour deux ou trois cultures, puis, quand la fertilité en est épuisée, on le rend à la végétation sauvage. Ce sont d'abord des plantes sans valeur qui prennent possession du sol: tranh (herbe à paillote ou Imperata cylindrica) et bananier sauvage. Puis réapparaissent des arbres, mais à bois tendre (bambous), qui croissent plus rapidement que les essences à bois dur: une forêt secondaire appauvrie se reconstitue.
Après des incendies répétés, c'est la savane, formée surtout de tranh, qui se développe. Au pays d'An-châu, dans la région du haut Sông Đà, sur le plateau des Mnong, on voit onduler à l'infini ces immenses étendues herbeuses d'un vert jaunâtre, dominées par les flancs arides de monts chauves.
4. Les populations
L'Indochine, placée au croisement des routes du monde, entre les deux grands empires de l'Inde et de la Chine, a été, au cours des siècles, un carrefour de peuples et de cultures, venus les uns de l'intérieur du continent, les autres des mers méridionales. La direction des lignes du relief et des fleuves ainsi que la pression du continent chinois ont commandé la marche vers le sud des populations qui ont dominé l'histoire de la péninsule, et dont les Etats se sont développés dans les deltas des grandes voies de navigation: fleuve Rouge pour les Vietnamiens, Mékong pour les Khmers, Ménam pour les Thái, Irrawaddy pour les Birmans.
Autant que puissent le montrer les fouilles entreprises à ce jour, le Viet Nam apparait peuplé à l'origine de plusieurs races, parentes les unes des Australiens et des Mélanésiens, les autres des Indonésiens. L'élément négroïde a disparu, sauf peut-être dans quelques coins inexplorés du Trường-sơn. Les Austroasiens qui dominent au Néolithique forment le fonds du peuplement actuel. Dans le Nord, l'alliance avec des éléments mongoloïdes a donné naissance aux Vietnamiens dont le type ancien est représenté, croit-on, par les Mường de la Moyenne-Région en bordure du delta. Dans le Sud, l'influence indienne a affecté les Khmers et les Chams. Le type austroasien presque pur subsiste chez les montagnards des plateaux du Trung-bộ.
Bien que les Thái se soient infiltrés depuis très longtemps dans les chaînes et les vallées intérieures de la péninsule, c'est au XIIIe siècle que, grâce à la poussée mongole qui détruisit les anciens royaumes indianisés, leur puissance a pris essor et donné naissance aux Etats lào et siamois. Du XVIIe au XIXe siècle, on observe la descente des Mán et des Mèo dans la haute région, tandis que l'apport européen, continué au XXe siècle, modifie peu à peu la culture.
Ce bref historique montre la variété des groupes ethniques qui peuplent le Viet Nam. Sur une population totale de 81 millions d'habitants, le nombre des Viet s'élève à environ 69 millions, tandis que les différentes minorités représentent 12 millions. Les Viet, les Chams et les Khmers sont concentrés dans les plaines, la montagne est l'habitat de peuples à l'économie moins diversifiée. Ce contraste de densité et de nature ethnique s'observe dans toute l'Asie orientale.
Il ne recouvre pas les différences linguistiques. A la famille austro-asiatique appartiennent le vietnamien, le muong, le xedang, le bana, le mnong, le khmer; à la famille austronésienne le gialai, le rhade (ou êdê), le cham, le churu; à la famille thai le thai, le tày, (ou thổ), le nùng, le lu. On relève encore les groupes hmông-dao, (hmông-yao), tibétobirman (lolo, lahu) et han (chinois).
Les religions sont également variées: les Khmers suivent le bouddhisme du Theravada, les Chams le brahmanisme ou l'islam, les montagnards différentes sortes d' 'animisme', alors que les Vietnamiens sont confucéens, bouddhistes mahayanistes, chrétiens.
4.1.La population vietnamienne
De la frontière de Chine à la pointe de Cà-mau, les deltas et les plaines portent partout la marque de l'homme, dans les rizières et les villages, dans les digues édifiées le long des fleuves et jusque dans ces tombes anonymes dispersées dans le champ que la charrue du laboureur efface chaque jour. L'humanité paysanne a pétri le paysage comme elle a fondé la nation et assuré sa durée à travers les guerres, les conquêtes et les révolutions . C'est elle qui a fait l'unité vietnamienne, basée sur un travail uniforme de la terre et sur la même institution communale.
La répartition de la population
Considéré dans son ensemble, le Viet Nam n'est pas surpeuplé puisque la densité totale n'atteint que 245 habitants au kilomètre carré. Mais c'est là une vue superficielle, car il existe une grande différence de peuplement d'une part entre la montagne et la plaine, d'autre part entre les plaines du Nord et du Sud.
L'opposition entre la montagne et la plaine dérive de facteurs économiques, sociaux et sanitaires. Le plus important en est le manque de fertilité des hauts pays. Le sol montagneux, pauvre en bases et en phosphore assimilables, très médiocrement pourvu en humus, donne un rendement inférieur à celui des deltas. L'érosion d'autre part, plus forte ici qu'en zone tempérée, et la latéritisation le menacent. La rizière, en gradins, irriguée, ne peut être pratiquée que sur une faible surface (5%). Le reste est cultivé par le système du rẫy qui, pour laisser la forêt se reconstituer, exige un intervalle de temps considérable entre deux défrichages. Quant à l'élevage, il ne réussit guère en climat tropical, chaud et pluvieux. Les maladies du bétail, la mauvaise qualité des prairies ne permettent pas une exploitation intensive. Ainsi, la faible productivité des zones montagneuses explique-t-elle la médiocre densité de la population. Il faut noter pourtant que beaucoup d'étendues susceptibles d'aménagement en rizières irriguées y demeurent en friche, notamment sur les plateaux du Centre.
Au contraire, le sol des deltas, partout fertile et cultivable, fait l'objet d'une riziculture intensive. 'La rizière inondée favorise la stabilité économique, les fortes densités de population, la civilisation6.' Grâce à un ensemble de conditions favorables, et notamment la présence universelle de l'eau, la terre peut donner deux et jusqu'à trois récoltes par an, alors qu'elle n'en produit qu'une en montagne. Sous la rizière inondée, le sol ne se détériore pas. Enfin la possibilité de nombreuses cultures secondaires, la multiplicité des industries artisanales et l'abondance de la pêche, aujourd'hui l'industrialisation contribuent à la concentration de la population.
Aux conditions économiques s'ajoute un facteur social. La forte organisation communale et étatique du Viet Nam lui a permis d'engager une lutte gigantesque contre la nature. L'édification de digues contre les inondations du fleuve Rouge, le creusement de canaux du nord au sud ont gagné des espaces à la culture du riz. Ce sont là des entreprises collectives auxquelles le peuple tout entier participe et que dirige l'Etat dans le cas des travaux les plus importants. Pourquoi le Vietnamien ne s'est-il guère avancé au-delà de son delta natal? C'est que la dispersion des étendues cultivables y impose un habitat en petits hameaux, voire en maisons isolées. Un village vietnamien, qui groupe autour du đình plusieurs centaines d'habitants, ne peut y exister. Or, notre civilisation est axée sur la commune: son atmosphère sociale, sa vie politique, ses fêtes et son décor constituent pour le paysan un véritable besoin et le seul cadre qui donne un plein sens à sa vie. Toutefois les conditions changent.
La dernière cause de faible densité, c'est l'insalubrité de la Haute-Région. Le paludisme y sévit, alors qu'il est rare dans les plaines. Il faut remarquer que l'une des formes les plus graves de la malaria est propagée par l'Anopheles minimus dont la période larvaire demande non pas des eaux stagnantes, mais des eaux vives et claires. Le paludisme augmente la mortalité infantile et générale, il affaiblit les hommes et réduit leur activité; une population malarienne ne s'accroît que lentement quand elle ne tend pas à diminuer. Cette insalubrité a donné naissance à la croyance populaire que des esprits malfaisants hantent les monts et les forêts et rendent 'l'eau empoisonnée'. Mais il serait faux de croire que les deltas sont naturellement sains. D'immenses régions du Sud Viet Nam demeurent encore impaludées, notamment dans la plaine des Joncs et la presqu'île de Cà-mau. Cette salubrité, l'homme l'a obtenue 'en réalisant la mise en valeur intégrale et en maîtrisant les eaux, c'est-à-dire en substituant une nature absolument domestiquée à la nature sauvage. L'assainissement est un sous-produit de la mise en valeur intégrale. La salubrité a suivi la civilisation, et, une fois assurée, la salubrité a favorisé le pullulement des hommes'7.
La différence de densité entre le Nord et le Sud s'explique par une cause historique. C'est dans le delta du fleuve Rouge que s'est formée la nation vietnamienne, et c'est de là qu'elle a essaimé vers le sud. Au Xe siècle, la frontière s'arrêtait au Hoành-sơn, la fameuse Porte d'Annam.
Au XVe siècle, le Champa était définitivement vaincu par la prise de sa capitale Vijaya, l'actuel Bình-định. L'établissement au Nam-bộ, alors peuplé de quelques îlots de Chams et de Khmers, commence au début du XVIIe siècle, et les Nguyễn ajoutent ce territoire à leur patrimoine en défendant le Cambodge contre les entreprises du Siam. L'occupation récente du delta du Mékong fait comprendre la faiblesse relative de sa population.
Le Bắc-bộ a 28.603.000 habitants (en 2001), soit une densité moyenne de 244 habitants au kilomètre carré. En fait, la densité est faible dans la Haute et Moyenne Région :132, mais elle a beaucoup augmenté par rapport à l'avant-guerre (20), à cause de l'immigration en provenance des plaines. Dans le delta qui s'étend sur 15.000 kilomètres carrés se concentre une population de 15.2 millions d'habitants, ce qui donne une densité de 1013, l'une des plus fortes du monde, égale à celles des plaines les plus peuplées de Java, du Bengale, du Japon et de la Chine. La concentration est particulièrement considérable dans le bas-delta, où le sol donne deux ou trois récoltes par an.
On observe le même contraste de peuplement entre les plaines maritimes et l'arrière-pays du Trung-bộ. Les plateaux qui y couvrent 55 600 kilomètres carrés, soit 38% de la superficie, ne renferme que 4.3 millions d'habitants, soit une densité moyenne de 78. Au contraire, la plaine étendue sur 92 400 kilomètres carrés est peuplée de 16.5 millions d'habitants, soit une densité de 170. Les plaines septentrionales: Thanh-hoá, Nghệ-an, Hà-tĩnh, prolongement du delta du Bắc-bộ, sont les plus vastes et les plus riches; elles groupent 34% de la population. Du Hoành-sơn au col des Nuages, la plaine s'allonge sur une bande étroite, souvent coupée de dunes, de marécages et de lagunes; les terres fertiles y sont rares et discontinues. Les trois provinces suivantes: Quảng-nam, Quảng-ngãi, Bình-định, plus larges, sont également plus peuplées. On retrouve une population plus clairsemée dans les petites plaines du sud.
Au Nam-bộ, les derniers plateaux du Trường-sơn abritent environ 100 000 montagnards. Le pays tout entier a 27 millions d'habitants, soit une densité de 420 au kilomètre carré (Ho Chi Minh ville seule a 5.4 millions d'habitants). Il pourrait nourrir une population bien plus élevée. Celle-ci est surtout concentrée dans le Nam-bộ central, la partie la plus anciennement défrichée par suite de sa fertilité et de sa facilité de culture. Bien qu'il n'ait été mis en valeur qu'à une époque récente, le Nam-bộ occidental vient au deuxième rang. La densité tombe dans la zone montagneuse de l'est et surtout dans les parties marécageuses telles que la plaine des Joncs et la presqu'île de Cà-mau.
La concentration de la population résulte avant tout, nous l'avons dit, de l'organisation sociale du Viet Nam, fondée sur la commune. L'homme n'y était pas conçu comme individu isolé, mais comme membre d'une communauté villageoise: l'Etat ne connaissait qu'elle, elle s'acquittait de ses obligations à son égard en ce qui concernait les impôts, les travaux et le service militaire, sans qu'il eût à s'inquiéter de la façon dont elle répartissait ces charges dans son sein. C'est également en favorisant la création de nouvelles communes que l'Etat vietnamien a entrepris au cours des siècles l'œuvre de défrichement du pays. Chaque commune constitue une unité économique, sociale, politique et religieuse, dans laquelle l'individu trouve le cadre premier de son activité. Les citadins eux-mêmes n'échappent pas à l'influence communale. La plupart conservent des attaches avec leur village d'origine. Chaque année, au Tết, ils reviennent se retremper aux sources des émotions ancestrales, près du champ où sous un humble tumulus dorment leurs morts.
L'apparition de villes modernes ne date que de la fin du XIXe siècle. Jusqu'alors les chefs-lieux des provinces étaient formés par l'agglomération de quelques villages groupés autour de la citadelle, siège de l'administration civile et militaire. Les villes se sont juxtaposées au paysage naturel plutôt qu'elles n'ont fait corps avec lui. Elles groupent 20% de la population totale. Les plus grandes sont Ho Chi Minh ville avec 5.378.000 d'habitants, Hà-nội (2.842.000 habitants), Hải-phòng (1.711.000 habitants), Đà nẳng (1.206.000 habitants). La population reste essentiellement rurale, concentrée en gros villages, plus de 17.000 dans tout le pays. La réalité du Viet Nam tient dans la nappe de ses villages, sa structure historique de base.
Le village vietnamien se présente de loin comme un bouquet de verdure sombre dressé parmi la marqueterie d'un vert plus pâle des rizières que quadrille l'infini réseau des digues brunes. Dans le delta du fleuve Rouge constamment menacé par les crues, il évite le bas-pays et se fixe sur les hautes terres: bourrelets fluviaux, bordures de colline, cordons littoraux8; les longues luttes contre les fauves et les hommes l'ont ici hérissé d'une puissante haie de bambous ou de plantes épineuses qui cachent jalousement aux yeux du dehors sa vie autonome. Mais dans le Sud que le Mékong baigne en ami, les villages s'établissent sur le bord des cours d'eau qui leur offrent des voies de communication commodes; par suite d'une histoire plus récente et d'une population moins dense, ils s'étendent davantage et sans haies protectrices.
Les formes diverses des villages dénotent une grande variété des modes d'occupation du sol 9. Le type le plus répandu est celui des villages allongés le long des chemins, des cours d'eau ou même au milieu du terroir cultivé. Cette forme trouve son lieu d'élection au Nam-bộ, surtout dans l'ouest où de Rach-giá à Long-xuyên et le long du Bassac s'ouvre un magnifique parc naturel 10. D'autres villages s'égrènent en petits paquets disposés parallèlement sur les cordons littoraux de la mer de Chine, notamment entre Thái-bình et Hà-tïnh. Certains sont adossés aux collines ou les entourent complètement pour laisser le plus de place possible aux rizières; d'autres viennent s'établir à proximité d'une citadelle pour profiter des avantages d'une place de commerce, comme à Sơn-tây, Bắc-ninh, Quảng-nam, Bình-định. On rencontre là une étape de l'habitat rural vers la forme massée des agglomérations qui commandent un noeud de routes (Soc-trăng) ou de canaux (Tân-long dans la province de Rạch-giá, Phụng-hiệp dans la province de Cần-thơ), ou de celles qui se développent à l'entrée des grandes villes (Ho Chí Minh-ville, Hải-phòng, etc.). Enfin quelques villages ont leurs hameaux disséminés en ordre lâche ou même sans ordre apparent, comme sur les lagunes de Thừa thiên, dans les régions peu peuplées de Tây-ninh, chez les pêcheurs du Sud-Trung-bộ .
L'accroissement de la population
Le manque de certitude des statistiques démographiques ne permet pas d'étudier avec précision le mouvement de la population. L'administration faisait des estimations d'après les chiffres fournis par les villages. Ceux-ci déclaraient le nombre de leurs 'inscrits', c'est-à-dire des hommes de 18 à 60 ans soumis à l'impơt personnel. On affectait ce chiffre d'un certain coefficient pour évaluer le nombre de personnes non imposés à la charge de chaque inscrit; en multipliant le nombre des inscrits par le coefficient adopté, on déterminait la population légale. Si l'on considère que les villages avaient tendance à sous-estimer leur population pour réduire d'autant l'impôt et que, suivant la province et la période, les coefficients oscillaient entre 3 et 8, on conçoit que la marge d'erreur peut varier de 10 à 15%11. On a estimé cependant qu'en 1901 le Viet Nam avait une population de 13 millions d'habitants, dont 5 millions et demi pour le Nord, 4 millions et demi pour le Centre et 3 millions pour le Sud 12. Le 'recensement' de 1931 a donné une population totale de 17,7 millions; celui de 1936, 18 972 000 habitants; les évaluations de 1938 et de 1943, 19.510.000 et 22.635.000 habitants, soit un taux d'accroissement annuel de 13,3 pour 1 00013.
Evolution de la population du Viet Nam (million d’habitants)
1901 | 1931 | 1936 | 1938 | 1943 | |
Bắc bộ | 5,5 | 8,1 | 8,7 | 8,8 | 9,8 |
Trung bộ | 4,5 | 5,1 | 5,6 | 6,0 | 7,2 |
Nam bộ | 3,0 | 4,5 | 4,6 | 4,6 | 5,6 |
Ensemble | 13,0 | 17,7 | 18,9 | 19,5 | 22,6 |
Le taux de 13 pour 1.000 est corroboré par diverses évaluations sur la mortalité et la natalité. En effet, avant la deuxième guerre mondiale, les enquêtes de P. Gourou dans le delta du Bắc-bộ l'avaient conduit à adopter un taux de natalité de 37,8 pour 1.000, un taux de mortalité de 19,8 pour 1.000, et un excédent annuel de 18 pour 1 000. Cependant, le taux de mortalité lui semblait trop faible et il inclinait à placer le taux d'accroissement moyen entre 10 et 15 pour 1.00014. Pour les plaines du Trung-bộ, Nguyễn Thiệu Lâu donnait un taux de natalité de 29,6 pour 1.000, un taux de mortalité de 17,6 pour 1.000 et un excédent annuel de 12 pour 1 00015. Au Nam-bộ, on a compté en 1925 un taux de natalité de 35 pour 1 000, un taux de mortalité de 20,5 pour 1.000, soit un excédent annuel de 14,5 pour 1.000; en 1927, des taux de 35,23 et 12 pour 1.000; en 1936, des taux de 37,1 et 12,9 pour 1.00016.
Depuis l'indépendance, les taux de mortalité ont diminué grâce à l'amélioration des conditions d'hygiène et de santé, tandis que ceux de natalité après avoir augmenté ont tendance à diminuer. Les taux respectifs sont aujourd'hui de 0,6% et 1,95%, soit un accroissement annuel de 1,35%. Le groupe des moins de 15 ans représente 27,6% de la population en 2003 contre 35,9% en 1936; celui des adultes de 16 à 65 ans, 61,2% de la population ; celui des personnes âgées, 11,2% de la population . Ainsi, chaque année, plus de 800.000 enfants viennent s'ajouter à la population. S'il témoigne du progrès de la santé, cet accroissement par contre aggrave la pression démographique.
L'accroissement démographique du Bắc-bộ et de Nord-Trung-bộ a posé depuis longtemps le problème de la subsistance. On a essayé de mesurer le surpeuplement par la densité alimentaire, c'est-à-dire le nombre d'habitants vivant en moyenne sur chaque kilomètre carré de rizière. Elle s'élevait en 1930 à 678 au Bắc-bộ, 657 au Trung-bộ et 188 au Nam-bộ, c'est-à-dire que le Nord et le Centre du Viet Nam disposaient en moyenne de trois fois moins de riz que le Sud17. Or la production agricole restait en arrière de l'augmentation de la population. Si l'on évalue à 300-337 kilogrammes de paddy la ration moyenne nécessaire à l'alimentation d'une personne par an18, le Nord ne fournissait que 217 kilogrammes, chiffre très inférieur à l'optimum cité, le Centre 133 et le Sud 674 kilogrammes de paddy. Sans doute y a-t-il des cultures complémentaires, mais il est certain que la population du Bắc-bộ et du Trung-bộ vivait à la limite de la misère.
Les remèdes à ce problème consistaient, soit à gagner de nouveaux espaces à la culture, soit à encourager les migrations de population.
L'exemple le plus célèbre de la mise en valeur intérieure est la création des huyện de Tiền-hải (Thái-bình) et de Kim-sơn (Ninh-bình) par le grand mandarin Nguyễn Công Trứ en 1828 19. La conquête de ces lais de mer exige la construction de digues et de canaux de drainage qui font venir l'eau douce fluviale destinée à continuer le colmatage et à dessaler les terres. Chaque groupe de dix colons recevait cent mau de terre (1 mau vaut environ 0,36 ha), des charrues et des buffles; les habitations étaient bâties aux frais de l'Etat. Ainsi furent fondés sept cantons groupant plus de cent communes dans le huyện de Tiền-hải, dont la superficie en rizières est passée de 18.970 mau en 1828 à 23.400 mau (8.370 ha) en 1930, et la population, de 2.350 inscrits à environ 10.000 inscrits (41 440 habitants). Quant au huyện de Kim-sơn, il comptait 14.600 mau de rizières et 1.260 inscrits; l'oeuvre de Công Trứ, continuée par le P. Sáu de 1865 à 1883, comprenait, en 1930, 34.000 mau (12.286 ha) de rizières et 75.800 habitants.
Citons encore le canton de Mê-lâm (Nam- định) où l'achèvement d'une digue maritime de seize kilomètres de long a fait gagner 8.000 mau en 1931, répartis entre 5.000 inscrits. Les provinces de Kiến-an, Nam- định, Thái-bình et Ninh-bình continuent à s'accroître sur la mer, mais celle-ci a des retours terribles, lorsque les typhons balaient brutalement les digues: il faut alors se remettre à construire. P. Gourou estimait que les villages du Bắc-bộ ne peuvent acquérir sur la mer plus de mille hectares par an, en moyenne, soit un territoire capable de porter 4.000 colons, ce qui est peu de chose en face de l'augmentation démographique annuelle20. Dans la Moyenne-Région, la plupart des mamelons ont un sous-sol rocailleux et une mince couche arable. Seules présentent des possibilités les larges vallées du fleuve Rouge, du sông Lô et du sông Chảy, qui en outre offrent des facilités de communication avec le delta. Mais ici les entreprises officielles de colonisation avaient abouti à un quasi échec, en raison d'une organisation déficiente et de l'absence d'une aide matérielle efficace21.
Les plateaux du Trung-bộ montraient des réalisations plus importantes, notamment à An-khê, où la cour des Seigneurs Nguyễn a installé des déportés politiques vers le milieu du XVIIIe siècle, et à Kontum, défriché à partir de 1851. Dans ces deux pays, le sol ne convient pas au riz, mais à des cultures sèches: manioc, café, mais, légumes et fruits; les Vietnamiens y pratiquent aussi un petit commerce avec les montagnards. Le Haut-Dong-nai (Dalat, Dran, Djiring) est également favorable à la culture du café, du thé et des légumes envoyés à Sai-gon.
La mise en valeur du Nam-bộ, commencée au XVIIe siècle, se poursuit de nos jours en progressant vers l'ouest. Quand les Vietnamiens occupèrent le pays de Gia- định en 1698, leur nombre s'élevait à 40.000 familles, environ 200.000 habitants. La population était passée à 2 millions en 1861, au moment de la conquête française. Le Nam-bộ absorbait une moyenne annuelle de 3.500 à 4.000 immigrants du Bắc-bộ, et de 1.000 à 1.500 immigrants du Trung-bộ. La plupart venaient travailler dans les plantations d'hévéas,ou s'établissaient dans les villes comme commerçants, employés, fonctionnaires. Rares étaient parmi eux les paysans. Ce sont des familles du Nam-bộ central et oriental qui ont peuplé les terres neuves du Transbassac, amenant le long des canaux, sur leur sampan, leur pauvre mobilier, leurs cages à poules et à cochons.
Le problème du surpeuplement se ramène à celui des moyens de subsistance. Or, il n'y a pas de disette de riz pour le Viet Nam considéré dans son entier. Il produisait avant la guerre 6 millions de tonnes de paddy, dont 2 pour le Bắc-bộ, 1 pour le Trung-bộ et 3 pour le Nam-bộ. Si l'on admet qu'il faut à chaque habitant un minimum annuel de 300 kilogrammes, le pays pouvait, avec le complément du maïs et des cultures vivrières et fruitières, assurer une ration alimentaire suffisante à ses vingt-deux millions d'âmes. Pourquoi a-t-on pu parler de surpopulation? C'est que l'économie capitaliste, uniquement préoccupée de profit, néglige le problème humain. Pendant que les paysans du Tonkin et du Nord-Annam vivaient à la limite de la famine, la Cochinchine exportait en moyenne, avant la guerre, 1.250.000 tonnes de paddy. Le paysan cochinchinois lui-même ne connaissait pas une prospérité plus grande que ses compatriotes du Nord, car la majeure partie de sa production allait aux propriétaires au titre du fermage. Gourou estimait à 80% la proportion des terres données à ferme en Cochinchine, soit 1.800.000 hectares environ22. Comme le fermier devait livrer 650 kilogrammes de paddy par hectare, la quantité qui échappait aux cultivateurs proprement dits s'élevait à 1.200.000 tonnes par an, soit à peu près le volume exporté.
Autre aspect du problème: la surpopulation entraine le sous-emploi. Le même géographe a calculé que l'exploitation des 12.000 kilomètres carrés de rizières du Bắc-bộ nécessite 440 millions de journées de travail, ce qui ne faisait, pour une population active de 3.600.000 personnes, que 125 journées de travail par an et par personne23. Or, on peut évaluer à 250 journées au moins la capacité de travail d'un individu. Cette sous-occupation de la main-d'oeuvre, même en faisant entrer en compte les industries villageoises, se traduisait par les bas salaires et l'usure. Pour combler le déficit incessant de son budget, le paysan devait emprunter: c'était le chemin de la dépossession.
Depuis, la politique appliquée dans le Nord par la République démocratique a donné, pour la première fois dans l'histoire, la terre et le riz aux paysans. Malgré ses erreurs, la réforme agraire les a en effet libérés d'une exploitation séculaire et a stimulé leur travail. Rénovation des instruments, amélioration des techniques, travaux d'hydraulique, lutte contre les fléaux naturels, les insectes et les épizooties, développement de la coopération, augmentation des superficies cultivées, tous ces facteurs ajoutés à la réforme ont entrainé un accroissement de la productivité et de la production. Le rendement de la riziculture est passé de 13 quintaux à l'hectare avant la guerre à 19 quintaux en 1965, la superficie consacrée aux cultures vivrières de 2.070.000 hectares à 3.121.000 hectares, la production de paddy de 2 407.000 tonnes à 4.530.000 tonnes, pour une superficie cultivée de 2.431.000 hectares, soit une production par tête de 236 kilogrammes contre 211, ce qui assure à chacun, avec l'apport des autres produits vivriers, le minimum vital. Ce progrès est encore plus net si on le compare à l'accroissement démographique dont le taux est monté, nous l'avons vu, de 13 à 35 pour 000 par an (population en 1965: 19,2 millions d'habitants).
Depuis la fin des guerres et la réunification (1975-76), la population est passée de 49.160.000 personnes en 1976 à 78.686.000 en 2001. Le taux de croissance est tombé de 3% à 1.35%, ce qui montre que la transition démographique est effective. Les hommes forment 49.2% de la population, les femmes 50.8%; le taux d'urbanisation s'élève à 24.8% contre 19.2 % en 1979.
4.2. Les minorités
Les minorités ethniques qui vivent dans les montagnes du haut Bắc-bộ et de la chaine Annamitique, et celles qui habitent les plaines constituent des peuples extrêmement divers, dont les uns ont connu des civilisations brillantes, alors que d'autres conservent encore une mentalité 'animiste'.
Les dynasties royales leur appliquaient une politique libérale. Elles ne leur imposaient ni les lois, ni les coutumes, ni les fonctionnaires vietnamiens. Ils conservaient en fait leur autonomie, mais en reconnaissant la souveraineté vietnamienne à deux égards: leurs chefs recevaient l'investiture du roi ou de ses mandarins et envoyaient à la cour un tribut qui variait selon les populations. Les uns payaient un impôt calculé selon le nombre des familles, les autres apportaient les produits de leurs forêts et de leurs montagnes: le miel, la cire jaune, l'or, l'argent, les cornes de rhinocéros et les essences odoriférantes.
Cette politique n'empêchait ni l'exploitation ni l'oppression, mais la solidité des liens économiques et spirituels entre Kinh (Việt) et minorités se révélait dans les périodes de crise: au XIIIe siècle, lors des invasions mongoles; au XVe pendant la guerre d'indépendance de Lê Lợi contre les Ming; à la fin du XIXe, contre la conquête française, les minorités apportèrent leur soutien à la lutte vietnamienne. Cet appui se manifesta de nouveau lors de la création du Viet Minh et de la Résistance qu'il anima. La Haute-Région, berceau de la République démocratique, devint sa principale base de résistance contre les Français, et la victoire de Dien-bien-phu fut obtenue, elle aussi, avec le concours des peuples du Nord-Ouest. C'est pourquoi la Constitution proclame l'égalité de toutes les nationalités vivant sur le territoire du Viet Nam et leur reconnait le droit à leur langue, leur culture, leur autonomie; toutefois, elles ne peuvent faire sécession.
On peut distinguer trois grands groupes parmi les minorités ethniques: les peuples du Nord dont la culture se rapproche de celle des Vietnamiens; les montagnards du Trường-sơn ; enfin les minorités des plaines24.
4.2.1. Les peuples montagnards du Nord
Au nombre de 10,5 millions d'habitants, ils constituaient un type d'organisation hiérarchisée à forme seigneuriale, où chaque circonscription était une unité religieuse et politique, gouvernée par des seigneurs héréditaires, ou du moins pris dans une famille déterminée25. Le régime patriarcal dominait: nom, dignités, propriété se transmettaient de père en fils. La religion était affaire du groupe territorial et non de l'individu; le seigneur ouvrait pour sa tribu, par des cérémonies rituelles, le cycle des travaux de l'année. L'habitat de ces peuples s'étend de la frontière de Chine au plateau du Trấn Ninh.
La religion, en dépit de pratiques propres à chaque peuple, se ramenait en général au culte des ancêtres et des esprits, pénétré superficiellement de bouddhisme et de taoisme. Cet animisme honorait les esprits des morts, des âmes errantes, des eaux, des montagnes et des champs, les génies du foyer, de la terre, du feu, du ciel et du tonnerre. On écartait les esprits malfaisants par des amulettes et des exorcismes de sorciers. Ceux-ci exerçaient leurs fonctions à l'occasion des maladies, des funérailles et des guerres.
Au point de vue économique, l'occupation principale est la culture du riz, soit dans les vallées irriguées et sur les pentes des mamelons sablonneux, soit en forêt par le système du rẫy. Les Thái et les Mường sont particulièrement habiles aux travaux d'irrigation: ils construisent une série de gradins, des barrages, des norias et des rigoles qui amènent l'eau des ruisseaux en amont jusqu'au gradin le plus élevé. Par contre, les Dao (Man) et les Hmong (Meo), grands destructeurs de forêts, sont de ceux qui, comme le proclame la Charte des Dao, 'labourent avec le feu et sèment avec la lance'. Les cultures secondaires comprennent le mais, le sarrasin, les patates, le manioc, le haricot, le coton, l'indigo, la canne à sucre, le tabac, le sorgho, le millet, le sésame. Certains, comme les Thái, les Dao, les Lolo, possèdent des jardinets où ils récoltent des légumes et des fruits (pêches, goyaves, pamplemousses). Les Nùng, les Mèo et les Lolo cultivent aussi le pavot. L'élevage demeure rudimentaire: on trouve des buffles, des chevaux, des porcs et des volailles, parqués à quelques mètres des cases ou sous les cases mêmes lorsqu'elles sont bâties sur pilotis. Les meilleurs éleveurs sont les Hmong dont les troupeaux vivent en liberté sur les montagnes. Tous les montagnards, à l'exception des Lolo, pratiquent la chasse au fusil et à l'arbalète.
Les zones d'habitat de ces peuples s'étagent suivant l'ordre de leur immigration et selon leur propre adaptation physique aux conditions d'altitude et de climat; ils viennent rarement dans la plaine. C'est ainsi que les Thái et les Mường occupent les basses vallées, jusqu'à 300 mètres environ; ils sont dominés par les Dao, fixés entre 300 et 900 mètres; plus haut encore, jusqu'à 2.000 mètres, perchent les Hmong: c'est là leur séjour naturel, ainsi que le déclare fièrement un de leurs proverbes: 'Les poissons nagent dans l'eau, les oiseaux volent dans l'air, les Mèo habitent sur les montagnes.' Enfin, les Lolo vivent à toutes les altitudes, mêlés aux Thái, aux Dao et aux Hmong.
Les conditions d'exploitation économique et l'étagement des populations expliquent les différences qu'on rencontre dans la dispersion de l'habitat. Les Thai et les Muong, fixés auprès des eaux courantes par la culture de champs irrigués, possèdent des villages assez denses atteignant jusqu'à plus de cent cases. Les Dao, les Hmong et les Lolo vivent en hameaux disséminés sur les pentes, de cinq ou six cases seulement, éloignées les unes des autres. L'habitation, rectangulaire, est tantôt sur pilotis (chez les Thái et les Mường), tantôt posée à même le sol (chez les Hmong); les deux formes coexistent chez les Nùng, les Dao et les Lolo. Quand la maison est sur pilotis, elle comporte généralement deux échelles, celle de devant pour les hôtes qui entrent dans une sorte de salle d'honneur où se dresse l'autel des ancêtres, celle de derrière pour la famille. La case lào se distingue de celle des autres Thái par ses toits débordants aux pignons souvent sculptés.
Les montagnards circulent par d'étroits sentiers, innombrables et encaissés. Ils vont en file indienne, l'homme ouvrant la marche, suivi des animaux domestiques, tandis que la femme et les enfants cheminent à la queue. Les Thái utilisent, comme le Vietnamiens, le gánh, fléau de bambou qui supporte deux plateaux à ses extrémités; les Dao, les Hmong et les Lolo portent leur charge dans des hotttes en bambou tressé; les Mường se servent de l'un et l'autre instrument. Malgré une grande variété de costumes, la teinte bleue prédomine dans l'habillement de la Haute-Région. Ainsi le 'pays bleu' s'oppose au 'pays brun', le delta peuplé de Vietnamiens aux vêtements de qui le củ nâu a donné la couleur de la terre.
Les Thái constituent la minorité ethnique la plus importante du Viet Nam. Sous cette dénomination linguistique, on englobe des peuples répandus sur une vaste étendue, depuis le haut Yangzi jusqu'au delta du Menam et de la vallée du Brahmapoutre à la mer Orientale. Pendant que les Vietnamiens essaimaient le long du littoral, les Thái avançaient dans les vallées de l'arrière-pays. Dans l'Indochine centrale, le bassin du Ménam a vu grandir le royaume de Siam. Dans l'Indochine orientale, les Lào descendirent la vallée du Mékong, mais, après avoir formé un moment l'Etat unifié de Lan Xang, ils se divisèrent en trois principautés rivales: Luang P'ra Bang au nord, Vieng Chan au centre, Champassak au sud. La restauration de l'unité n'interviendra qu'en 1949. Un troisième courant suivit les vallées du fleuve Rouge, de la rivière Claire et de la rivière Noire: il a fourni les Thái du Nord-Ouest. Un quatrième courant, celui des Tày ou Thổ, pénétra au Viet Nam par le Nord-Est et se fixa dans les provinces de Cao-bằng, Lạng-sơn et Bắc-cạn. Ils se mêlèrent davantage que les Thái aux Kinh, dont ils adoptèrent certaines mœurs et coutumes. En 1999, les Tày sont au nombre de 1.478.000, les Thái de 1.329.000.
Tous les dialectes thai sont monosyllabiques et variotoniques; chacun se subdivise en d'innombrables parlers locaux, mais très proches les uns des autres26. Les Thái utilisent l'écriture chinoise, sauf les Tày de Cao-bằng qui ont inventé une écriture particulière sur le modèle des chữ-nôm vietnamiens. Le costume des femmes a déterminé les noms des groupes les plus importants. Ainsi, chez les Thái blancs (Lai-châu), elles portent un élégant corsage blanc descendant jusqu'à la taille et fermé par des plaques d'argent rectangulaires. Chez les Thái noirs (Nghia-lộ, Sơn-la), elles ont un corsage noir ou bleu foncé, une ceinture et un turban également de cette couleur. Les Tày ont adopté des vêtements de coupe vietnamienne, mais toujours de couleur bleu foncé; les femmes se parent de nombreux bijoux d'argent, dans un but magique et de thésaurisation aussi bien que par coquetteries.
L'influence vietnamienne, qui a provoqué chez les Tày non seulement l'abandon du costume local, mais encore des modifications du régime social, remonte à la présence de la dynastie des Mạc à Cao-bằng pendant près d'un siècle (1592-1677). La société thái était de type seigneurial. Les terres y appartenaient en principe au seigneur. Il en gardait pour lui une certaine étendue qu'il faisait cultiver par corvées; le reste était partagé périodiquement entre les notables (souvent héréditaires eux aussi) et les paysans, à charge de redevances. Tous les travaux agricoles étaient marqués par des cérémonies religieuses publiques qui en assuraient le succès. Le seigneur, assisté d'un prêtre, descendait dans les champs, il déposait les offrandes au dieu du sol et coupait la première gerbe du riz. C'est à l'occasion de ces fêtes qu'il offrait à ses sujets de grands festins, suivis des jeux de la balle et de la corde et de chants alternés entre garçons et filles27. La civilisation des Thái, des Lolo et des Mèo présentait des ressemblances si frappantes avec la civilisation chinoise antique que Maspero a pu envisager l'existence, à l'époque préhistorique, d'une culture commune à ces peuples, dont les traits principaux se retrouvent dans la vie paysanne, les fêtes sexuelles du printemps, la religion officielle et la mythologie28.
La minorité Lào du Viet Nam groupe environ 11.600 habitants au voisinage de la frontière du Laos. Ce peuple séduit tous les voyageurs par son hospitalité, son caractère heureux et gai, la musique de son khène qui accompagne ses poétiques cours d'amour. Le bouddhisme a laissé subsister le culte populaire des Phi, esprits des forêts, des monts et des eaux. Médiocres agriculteurs, les Lào se livrent à la pêche, à la chasse et au négoce. Ils possèdent d'habiles artisans dans l'orfèvrerie, le tissage des étoffes et la sculpture.
On rattache aux Tày les Nùng. Au nombre d'environ 856.000, ils peuplent surtout le nord du fleuve Rouge, entre Cao-bằng et Lào-kay. Le costume des hommes se rapproche de celui des Chinois. Ce sont les plus actifs et les plus indépendants des Thai.
Les Dao et les Hmong sont les nomades du Viet Nam. Arrière-garde des migrations qui ont peuplé la péninsule du nord au sud, ils se rencontrent aux plus hautes altitudes. Par familles ou par villages, poussant leur bétail et chargés de lourdes hottes, ils se déplacent de montagne en montagne, au gré des défrichements successifs.
Les Dao (environ 621.000), parents de ceux que les Chinois appellent Yao, nombreux dans le Yunnan, le Guangxi, le Guizhou et le Guangdong, auraient commencé leur descente vers le Bắc-bộ au XVIe siècle; trouvant les Thái déjà installés aux limites du delta, ils s'établirent sur les collines et les flancs des montagnes. Leurs traditions les font descendre d'un chien fabuleux, leur totem Ban Hu, auquel l'empereur de Chine aurait accordé, en reconnaissance d'une victoire sur l'ennemi, la main de sa fille et la moitié de l'empire, celle couverte de montagnes29. C'est pourquoi il est interdit chez eux de manger de la viande de chien. Les Dao sont répartis dans les provinces de Lào-kay, Hà-giang, Yên-bái, Tuyên-quang et Thái-nguyên. Leurs groupes se différencient extérieurement par le costume des femmes ou leur coiffure: Dao chàm (Dao indigo) aux vêtements bleus; Dao sừng (Dao à cornes); Dao tiền (Dao aux sapèques), encore appelés Dao sơn đầu (Dao aux têtes laquées).
Les Hmong portent aussi le nom de 'chats' (Meo) à cause de leur agilité en tant que grimpeurs. Originaires du Sichuan et du Yunnan (Miaozi), ils ont émigré au Bắc bộ au début du XIXe siècle, chassant les Thái et les Mán pour monter au-delà de 900 mètres d'altitude. Leur nomadisme les a menés jusque dans la chaine Annamitique, non loin du col d'Ai-lao. D'humeur indépendante, ils ne s'allient pas avec les autres peuples et meurent dans la plaine. On en compte plus de 788 000 dans les provinces de Lai-châu, Hà-giang, Sơn-la, Lào-Kay, Yên-bái. Les Hmong n'avaient pas d'écriture propre: pour compter les objets, ils traçaient au charbon autant de ronds; pour se rappeler les événements, ils faisaient des entailles dans un bâtonnet. Chaque chef de famille possédait son bâtonnet entaillé qu'il était seul à pouvoir comprendre30. Hmong blancs, noirs, rouges, à fleurs, à cornes, ces diverses tribus se distinguent également par les détails du costume féminin, le plus magnifique de toute la montagne avec son turban en large auréole, sa tunique et sa jupe plissée en batiks, ornées de dessins géométriques et rehaussées de riches broderies.
Les Lolo, dont l'origine est controversée, forment un groupe de 3.300 âmes dans les provinces de Lai-châu, Lào-Kay et Yên-bái. Leur langue appartient au groupe tibéto-birman et comprend plusieurs dialectes. Comme chez les autres peuples montagnards, chaque tribu a ses vêtements distinctifs: Lolo proprement dits (Lolo blancs, Lolo noirs), Phu-la, La-hu, Ha-nhi.
Au sud du fleuve Rouge, de Nghïa-lộ au sông Gianh (Trung-bộ), les Muong s'échelonnent à la lisière des deltas jusqu'à 300 mètres d'altitude. Ils constituent deux blocs principaux, l'un dans la province de Hoà-bình, l'autre dans les circonscriptions limitrophes de Thanh-hoá, Sơn-tây, Phú-thọ. Leur nombre s'élève à environ 1.138.000. Ce sont de proches parents des Vietnamiens avec qui ils ont une origine commune attestée par la langue, l'anthropologie, l'ethnographie et la proto-histoire. Mais l'évolution divergente suivie par les deux peuples a déterminé des différences dans la structure sociale et le genre de vie.
Alors que les Vietnamiens ont conquis l'autonomie communale depuis longtemps, les Muong avaient conservé un régime seigneurial semblable à celui des Thái. Chaque muong (désignation territoriale qu'on a appliquée au peuple lui-même) éait gouverné par un seigneur qui était le maître du sol et le répartissait entre ses sujets. On le nommait quan-lang, thổ lang ou thổ ti. Il tirait son autorité juridique de son autorité religieuse: descendant du premier défricheur, il était l'officiant du culte rendu à cet ancêtre, considéré comme l'ancêtre commun de tous les villageois31. Des notables remplissaient différentes fonctions administratives rétribuées par des octrois de rizières. Les rites agraires associaient étroitement la population et le seigneur: c'est dans la maison de celui-ci que se célébraient les fêtes qui assuraient la prospérité du sol et de la chasse. A ses funérailles, les Muong frappaient sur des tambours de bronze semblables à ceux de Đông-sơn. Cette féodalité dont le pouvoir variait selon les régions était en décadence. La religion était proche de celle des Vietnamiens avec le culte des esprits, les cultes domestiques et communaux. Mais certains usages distinguent les Muong de leurs voisins de la plaine, que résume assez bien un proverbe de Thach-bi (Hồ-bình): 'Riz cuit à la vapeur ou à l'étouffée, cases sur pilotis, eau portée sur l'épaule (dans un long tube en bambou), porc flambé, four en retard, mois en avance (le 1er jour du 1er mois muong correspond au 2e jour du 12e mois vietnamien)32.'
Les autochtones sont appelés à prendre les leviers de commande dans les organisations locales ainsi qu'à participer, à l'échelon central, à la direction de l'Etat, du parti et de l'armée. Celle-ci compte en particulier de nombreux généraux issus des minorités, qui se sont illustrés durant la guerre de libération.
Pour que l'égalité se réalise entre Kinh et minorités, il faut que ces dernières rattrappent leur retard économique. La réforme agraire a aboli le régime de propriété seigneurial et les privilèges des seigneurs, elle a été suivie d'un mouvement de coopération semi-socialiste. Depuis 1960, des plans de développement économique et culturel ont été élaborés pour les régions montagneuses: développement de cultures industrielles (thé, soja), de l'élevage, de la sylviculture, de l'industrie régionale. Une partie importante de l'industrie du Nord se trouve dans la Haute-Région: usines hydro-électriques, d'étain, d'apatite, de houille. Elle emploie un nombre croissant de jeunes des minorités, ce qui contribue à y faire naître une classe ouvrière et y consolider la base socialiste s'y ajoute une main-d'oeuvre venue du delta.
L'enseignement vise également à transformer la société, à former les cadres, à renforcer l'unité nationale. L'analphabétisme a presque totalement disparu. Le nombre des écoles d'enseignement général (dix, puis douze années d'étude en trois cycles) est passé de 316 en 1954 à 2.750 en 1964, 5194 (dont 339 écoles secondaires) en 1998. Aujourd'hui, chaque commune dispose d'une école du premier cycle (grade I à IV). On a élaboré des écritures tay-nung et meo, et on a perfectionné l'écriture thai : elles sont utilisées dans l'enseignement du premier cycle. L'enseignement professionnel a été étendu ainsi que la formation des enseignants. L'université comptait en 1966 2 026 étudiants issus des minorités nationales, soit 7 % du nombre total d' étudiants33
4.2.2.Les groupes des Hauts Plateaux du Centre .
Les peuples montagnards de la chaîne Annamitique, évalués à 2.000.000 d'âmes, forment un bloc géographiquement délimité - la chaine Annamitique de la trouée d'Ai-lao à Bà-ria, entre la vallée du Mé-kong et les deltas cơtiers du Sud-Trung-bộ -, tout en offrant une extrême diversité34.
Au point de vue physique, on rencontre fréquemment, d'une tribu à l'autre, le type austronésien, parfois même amérindien, assez rarement le type négroïde ou australoïde. L'habitation, le plus souvent sur pilotis (Jarai, Rhadé), est quelquefois posée à même le sol (Mnong). Les uns ont appris des Chams l'usage de la charrue et cultivent la rizière irriguée, d'autres procèdent toujours par l'antique système du rẫy. Certains peuples pratiquent le tissage et la teinture du coton (Mnong), d'autres sont spécialisés dans la fonte et la forge du fer (Sedang). Ici le voyageur est accueilli par le gong et d'aimables chansons improvisées, ailleurs le gong ne sonne que pour les fêtes religieuses. La danse se retrouve exclusivement chez certaines tribus, et elle s'y présente sous des aspects très variés. Mêmes différences dans le domaine plastique, que signalent la finesse de la vannerie et des tissus et surtout la vigueur et l'émotion des sculptures funéraires.
L'organisation sociale se ramène à deux types. Les uns connaissent le régime du droit maternel dans lequel le nom et la propriété se transmettent par la mère (Gialai, Ede), les autres le droit paternel (Sedang, Bana). La propriété est tantôt collective, tantôt individuelle. Ici la case est immense, 'longue comme l'onde sonore', et abrite jusqu'à une centaine de ménages, là elle se réduit à une hutte où vit une seule famille. L'organisation politique, fortement influencée par endroits par l'influence cham, semble ailleurs n'avoir pas dépassé le stade d'une structure communale dans laquelle le pouvoir est très faiblement individualisé.
La langue différencie également les montagnards en deux groupes. Les uns: Gialai, Ede, Churu, parlent un dialecte apparenté au cham (famille austronésienne), les autres: Sedang, Bana, un idiome qui rentre dans la famille austroasiatique. Il convient de ne pas établir de relations étroites entre ces langues et le régime de l'organisation familiale. L'aire du droit maternel s'étend bien au-delà de l'aire des langues apparentées au Cham: ainsi, chez les Coho, les Srê, les Ma, les Kil, les Stieng, qui parlent une langue mơn-khmere35.
Les Jarai (318.000) peuplent la province de Pleiku, le sud-ouest du Kontum et le nord du Darlac. Sédentaires, ils pratiquent la vannerie, l'industrie du fer, le tissage de cotonnades grossières. Les différents clans portent des noms d'animaux ou de choses. L'endogamie est interdite. Ils contractent des alliances personnelles avec les esprits de la forêt.
Les Ede (270.000) vivent sur le Darlac (Ban-me-thuot), entre le plateau des Gialai au nord et celui du Langbiang au sud. Ils bâtissent leurs villages au bord de l'eau. La littérature rhadé comprend des légendes et des chants épiques dont le plus célèbre est la Chanson de Damsan, datée du XVIIe siècle36; leur coutumier condense en une suite de poèmes toute la sagesse des ancêtres37.
Les Churu (15.000) conservent en pleine montagne un véritable centre de civilisation cham par leur langue, la garde des trésors des anciens rois et de leurs traditions, la culture à la charrue des rizières et leur irrigation par un habile système de canaux.
Les Sedang (127.000) habitent le nord-ouest du plateau du Kontum. Population guerrière, ils extraient de l'or et du fer avec lequel ils forgent des armes et des outils. Comme chez les Bana et les Gialai, chaque village possède en son centre une maison commune au toit immense, ornée de poteaux-fétiches coloriés: c'est là que couchent tous les hommes célibataires et que sont reçus les hôtes de passage autour des jarres d'alcool où chacun puise à l'aide de longs bambous flexibles. Cette case se retrouve aussi chez les Dayak de Bornéo et les Batak de Sumatra. Les Sedang et les Rưngao de l'ouest du Kontum38 préludent par de nombreux rites agraires à chacun des moments de la culture du riz, de novembre à mars, pendant la saison des pluies: ils adressent leurs offrandes à Yang Xo'ri, divinité protectrice de la germination, de la croissance et de la maturation de cette céréale.
Bien que l'influence de la plaine ait plus ou moins pénétré chez eux avec la route et le chemin de fer, les montagnards gardent souvent une fière tradition d'indépendance: 'La forêt que nous mangeons est à nous, proclame un chef kil insoumis, à nous les eaux que nous buvons, à nous les bois et les bambous dont nous faisons nos maisons. Nos aïeux nous les ont laissés, qui les tenaient eux-mêmes de leurs aïeux , nous ne savons jusqu'à quelle génération... Pourquoi paierions-nous l'impôt '39? Les montagnards vont, libres et nus, armés de la lance et de l'arbalète, à travers la brousse farouche de leur domaine. 'Que tes gongs s'accordent à ceux de ton village, tes conduites à ses coutumes!' Ce dicton gar exprime un des thèmes les plus profonds de leur sagesse, pénétrée du respect du langage, faite d'harmonie et d'équilibre entre l'individu et son milieu 40.
4.2.3.Les minorités des plaines.
Au milieu de la population vietnamienne du Sud-Trung-bộ et du Nam-bộ se rencontrent des groupes ethniques, descendants des premiers occupants du sol absorbés par l'avance vietnamienne.
Les Chams, débris d'un illustre royaume qui dura quinze siècles, ne constituent plus que des taches isolées dans les régions de Phan-rang, Phan-ri, Tây-ninh et Châu-đốc ainsi que dans certaines provinces du Cambodge. On en compte environ 133.000 au Viet Nam. De leurs cités jadis renommées dans toute l'Asie orientale pour leurs fabuleuses richesses, seules subsistent quelques tours en brique ou kalan, envahies par la végétation au sommet des collines qui regardent la mer. Les Chams d'aujourd'hui vivent dans des maisons entourées d'un mur ou d'une palissade de bois. Ils cultivent des rizières irriguées, le maïs, le coton, les haricots, élèvent des chèvres et des chevaux. Mais ce peuple qui donna de hardis flibustiers ne pratique plus la pêche côtière 41.
L'organisation sociale reposait sur la matrilinéarité. Les femmes jouent le rôle de gardiennes des traditions et confient les trésors des anciens rois à leurs anciens esclaves, les montagnards de la montagne. Au point de vue religieux, les Chams se divisent en brahmanistes (Kafir) et musulmans (Bani). Les Kafir dominent dans les vallées de Phan-rang et de Phan-ri, mais la doctrine est altérée par de grossières superstitions; cependant ils célèbrent encore quelques cérémonies rituelles en l'honneur des idoles civaïtes, en particulier Pơ Klaung Garai. Les Bani du Sud Trung bộ vivent en marge du monde musulman; leur religion ne se manifeste guère que par l'interdit du porc, l'orientation des édifices religieux, quelques prières en arabe. Ceux du Nam-bộ au contraire forment un groupe patrilinéaire, étroitement associés à leurs voisins malais et arabes, et en contact avec le monde musulman de Malaisie et de La Mecque où se rendent leurs pèlerins. Vivant de commerce, de transports par eau et de pêche, ils possèdent des écoles renommées qui créent entre eux une véritable unité spirituelle41.
Les Khmers forment une minorité de 1.055.000 habitants à Tây-ninh et à Trà-vinh, dans le Transbassac et la presqu'île de Cà-mau42. Tout le delta du Mékong était une possession khmère que ce pays a été contraint de céder peu à peu au Viet Nam au cours des XVIIe-XVIIIe siècles. Les noms de nombreuses villes rappellent leur origine: Soc-trang vient de Srok Khleang, pays des greniers; Tra-vinh de Prah Trapeang, bassin sacré; Bac-lieu de Pơ Loeuh, haut banian; Cà-mau de Tuk Khmau, eaux noires, My-tho de Mê Sâr, dame blanche; Sa-dec, de Phsar Dek, marché aux fers.L'habitat khmer se dissémine généralement le long des giồng sablonneux, débris d'anciens cordons littoraux submergés par les alluvions fluviales. La case, bâtie en feuilles de palmier et sur pilotis, s'entoure d'une véranda garnie de fleurs et coquettement enfouie sous les cocotiers, les bananiers et les borassus. A cette dispersion de la population correspond une commune beaucoup moins forte que chez les Vietnamiens. Le 'khum' se groupe autour de la pagode dont les toits incurvés, rouge et or, percent de loin les palmes. Elle est le cœur du village qu'elle instruit et dirige. Le bouddhisme du Petit Véhicule imprègne de poésie la vie de ce peuple pêcheur et riziculteur, musicien et artiste. Les femmes tissent et teignent de magnifiques batiks, les hommes cisèlent des bijoux et des armes, précieusement gravés de motifs et de scènes tirés des légendes indiennes ou nationales.
Les Hoa ou Chinois représentent la minorité la plus importante des plaines. L'immigration chinoise au Viet Nam s'est effectuée de tous temps. A l'époque moderne, Hội-An au sud de Đà-nẳng devint un centre de commerce chinois et japonais, puis européen au début du XVIIe siècle. La chute des Ming (1644) provoqua l'expatriation d'éléments fidèles à la dynastie qui vinrent demander asile à la cour des Nguyễn et les aidèrent dans la colonisation du delta du Mékong. C'est en 1778 que les Chinois de Biên-hoa, fuyant l'avance des Tây-sơn, vinrent fonder sur un arroyo, à proximité de Gia- định, un entrepôt commercial qui se développa en l'important port fluvial de Chợ -lớn, le 'Grand Marché'.
C'est au Nam-bộ que se trouve la majorité des Chinois ou Hoa (171.000 en 1936, 410.000 en 1948, 862.000 maintenant). Cette région occupe en effet une position privilégiée sur la route des relations maritimes et aériennes internationales et elle possède le plus grand port du Viet Nam. D'autre part, l'existence d'une population moins nombreuse et moins industrieuse que dans le Nord constitue un facteur favorable à l'activité chinoise qui avait acquis le contrôle presque total du trafic du riz. Malgré la proximité de la frontière, l'immigration était plus réduite au Bắc-bộ. Ce phénomène tenait à diverses causes: le commerce extérieur était ici moins important que dans le Sud, l'activité industrielle et minière était monopolisée par les Européens. Quant au Trung-bộ il recevait encore moins de Chinois, à cause de la difficulté des communications et de la pauvreté du pays; le riz, qui suffit à peine aux besoins de la population, n'y pouvant guère alimenter un commerce d'exportation.
L'immigration chinoise provenait en majorité des provinces de la Chine méridionale: Guangdong (Canton), Fujian (Amoy), Hainan. Ceux qui se fixaient dans le pays sans esprit de retour s'y mariaient le plus souvent: leurs descendants sont appelés Minh-hương. Au début, ces métis étaient considérés comme Chinois, mais, en 1829, sous le règne de Minh-mạng, le législateur, pour éviter la naissance d'une classe socialement dangereuse, leur appliqua un régime spécial. Les Minh-hương formèrent des communautés séparées des Chinois: ils payaient deux taels d'argent d'impôt personnel, étaient exemptés du service militaire et de la corvée, mais avaient accès aux concours littéraires et par suite à toutes les charges publiques au même titre que les Vietnamiens; au bout de deux générations, ils se confondaient avec eux. Cette sage solution au problème des métis aboutissait en même temps à augmenter la population.
Les Chinois proprement dits étaient autorisés à s'établir et à posséder des biens conformément aux lois de l'empire. Ils étaient groupés en 'congrégation' (bang) suivant leur province d'origine et leur dialecte43. Chacune avait à sa tête un chef de congrégation (bang-trưởng) essentiellement responsable du versement des impôts; son élection devait recevoir la sanction des autorités mandarinales. Ce système fut repris par le protectorat français, qui y trouvait un instrument commode de responsabilité collective. On comptait cinq congrégations, celles de Canton, de Fujian, de Hainan, de Chaozhou et de Hakka. Elles assistaient l'administration dans la perception des impôts et les opérations d'immigration. Leur rôle intérieur consistait à faire la police de ses membres, à entretenir des écoles, des hôpitaux, des pagodes, etc.
Le caractère discriminatoire du régime, la lourdeur des charges fiscales et les abus des chefs de congrégations, soulevèrent de nombreuses protestations de la Chine. Les négociations franco-chinoises de 1930 et de 1935 aboutirent à un échec. C'est seulement après la deuxième guerre mondiale que le gouvernement français, pour obtenir le retrait des troupes chinoises de l' Indochine du Nord, conclut avec Chongqing le traité du 28 février 1946 qui restera en vigueur jusqu'en 1955 44. Les congrégations reçurent le nom de Groupements administratifs chinois régionaux. Leurs chefs étaient élus pour quatre ans, après approbation des consuls de Chine, et non plus des autorités françaises. Les Chinois acquirent les droits de circulation, de commerce, de propriété, de pêche dans les eaux territoriales; leur statut personnel releva de la loi chinoise. En revanche, ils restèrent redevables d'un impôt personnel assez lourd.
Les Chinois exercent leur activité dans l'agriculture (riz, maïs), la pêche, l'artisanat (céramique, textile) et surtout le commerce. Sur le plan agricole, exclus des concessions de 'terres rouges' par la législation coloniale, ils ne participent pas à la production du caoutchouc. Mais ils possèdent la plus grande partie du poivre récolté au Nam-bộ en bordure du golfe de Thailande, des jardins maraichers autour des villes du Sud, et des plantations de mûriers. On rencontre des riziculteurs au Bắc-bộ, les Hakka, fixés depuis le XIXe siècle entre Mông-cáy et Tiên-yên. Ceux-ci se livrent également à la pêche. Le golfe du Bắc-bộ reçoit chaque année des centaines de jonques de la Chine méridionale, basées à Pakhoi et à Hoihow. Dans les villes, le Chinois est souvent artisan. Ses métiers sont multiples : tailleur, cordonnier, menuisier, verrier, tisseur, fabricant de pâtes alimentaires, de bougies, etc.
Mais c'est essentiellement dans le commerce que se déploie la souplesse des Chinois. Dans le trafic du riz, ils avaient élaboré une organisation minutieuse, appuyée par la possession de presque toute la batellerie fluviale du Nam-bộ et de nombreuses décortiqueries à Chợ -lớn et à Hải-phòng. Ils servaient d'intermédiaires entre les grands propriétaires vietnamiens, les Chettys et les firmes européennes. Le paddy était acheté à l'aide d'agents spécialisés qui, à leur tour, dirigeaient les opérations des ramasseurs (hàng sao), le tout fonctionnant grâce à un système de crédit en cascade45. Les agents, installés dans les centres de production et les ports fluviaux, y tenaient des entrepôts où ils stockaient le grain acheté par les ramasseurs ou consigné par les propriétaires; généralement ils ne s'occupaient que de transactions supérieures à 10 000 gia (1 gia vaut environ 40 litres). Les ramasseurs fonctionnaient dans les villages : ils achetaient leur production aux petits propriétaires et aux fermiers, à qui ils faisaient également des avances.
Le commerçant chinois combinait le commerce et l'usure. Spéculant sur la misère du paysan, il lui consentait, pendant la période de soudure, des prêts garantis par la moisson prochaine. Mais le taux de l'intérêt était tellement élevé que la dette ne pouvait jamais être entièrement payée, et, chaque année, la majeure partie de la récolte allait au prêteur en paiement de l'intérêt, non du capital. Bien plus, après la moisson, il organisait des parties de jeu pour pomper les ressources encore restantes du paysan.
En dehors du riz, l'activité commerciale chinoise intéressait le maïs, le coton, le jute, les poissons et les peaux. I1 importait de Chine la soie, le thé, les produits de la pharmacopée traditionnelle et certaines denrées alimentaires. Il envoyait à l'étranger la cannelle, les cardamomes, le sticklac, la badiane, le benjoin et l'opium. Beaucoup de Chinois, enrichis par le commerce, étaient devenus de grands propriétaires urbains: on estimait qu' en 1936, ils possédaient 62 000 hectares de terrains, dont 46 000 au Nam-b ộ46". Des rues entières de Saigon appartenaient à des Chinois. En 1941, leurs investissements s' élevaient, d'après M. Callis, à environ 80 millions de dollars U.S. sur un total de 384 millions pour l'ensemble des investissements étrangers en Indochine. Quant aux transferts de fonds d'Indochine en Chine, ils auraient été, selon Remer, de 5 millions de dollars de Hong-kong en 1930.47
Depuis l'indépendance, la puissance économique des Chinois a été peu à peu réduite. Les riches Chinois ont quitté le Nord, tandis que, dans le Sud, une législation édictée en 1956 a rendu vietnamiens tous les Chinois nés au Viet Nam (sans qu'ils puissent opter pour la nationalité chinoise) et interdit aux étrangers onze professions importantes, parmi lesquelles celles de commerçant en riz et de détaillant. Elle n'a pu toutefois empêcher l'usage de prête-noms grâce auxquels les Chinois ont pu conserver une certaine part de leur activité passée. Aujourd'hui, avec l'économie de marché, leur rô le est devenu plus important.
Notes:
1. P. Gourou et J. Loubet, L'Asie moins l' Asie russe, Hanoi, 1934, p.178
2. Noms littéraires: Nhi-hà et HỊng-hà. Nom vulgaire: sơng Cái (Grand Fleuve).
3. En vietnamien Ba-làng-an.
4. A. Agard, L'Union Indochinoise française ou Indochine orientale, Hanoi, IDEO, 1935, p. 46.
5. M. Monnier, Le Tour d'Asie, Paris, 1899, pp. 124-125.
6. P. Gourou, Les Pays tropicaux, Paris, P.U.F., 1947, p. 120.
7. Id. p. 122.
8. P. Gourou, Les Paysans du delta tonkinois, Paris, 1936, pp. 238 ss.
9. Nguyễn Văn Huyên, La Civilisation annamite, Hanoi, 1944, pp. 162 ss.
10. P. Gourou, "La Population rurale de la Cochinchine", Annales de Géogr., Janvier-mars 1942, vol. 51, pp. 7-25.
11. G. Khérian, 'Le problème démographique en Indochine', RIJE, 1937, I, pp. 6-8.
12. F. Leurence, 'Etude statistique sur le développement économique de l'Indochine de 1899 à 1923', BEI, 1925.
13. Annuaire statistique de l'Union française outre-mer, 1939-1949, I, Paris, Imprimerie Nationale, 1951, B-90.
14. P. Gourou, Les Paysages du delta tonkinois, o. c., pp. 196-197.
15. Nguyen Thieu Lau, 'Introduction à l'étude démographique des plaines maritimes de l'Annam', BIIEH, IV, 1941, p. 195.
16. 'Economic Survey of Asia and the Far East, 1947', ECAFE, Lake-Success, p.26.
17. Yves Henry, 'Economie agricole de l'Indochine', Hanoi, 1932, p.23.
18. Id., pp. 332 ss. - Y. Henry et M. de Visme, Documents de démographie et de riziculture, Hanoi, 1928.
19. Le Thuoc, Nguyen Cong Tru, Hanoi, 1928.
20. P. Gourou, o. c., p. 213.
21. Cf. Tran Van Thong, 'Mémoire sur la colonisation indigène en Indochine', BEI, 1938, pp. 1117-1125. - Ho Dac Khai, 'Colonisation annamite', RIJE, 1938, 111, p.422.
22. P. Gourou, L'utilisation du sol en Indochine française, o.c., p. 296.
23. Id., Les Paysans du delta tonkinois, o. c., p. 571.
24. Dang Nghiem Van, Chu Thái Son, Luu Hùng, Les ethnies minoritaires du Viet Nam. Hanoi, The gioi, 1993.
25. H. Maspero, 'Moeurs et coutumes des populations sauvages', dans G. Maspero, Un empire colonial français: l'Indochine, Paris, 1929, vol. I, pp. 223-255.
26. H. Maspero, 'Langues de l'Indochine', dans G. Maspero, Un Empire colonial français: l'Indochine, o. c., pp. 63 ss.
27. Ibid., p. 235.
28. H. Maspero, 'La Société et la religion des Chinois anciens et celles des Tai modernes', in Mélanges posthumes, I, Paris, 1950, p. 139.
29. E. Seidenfaden dans 'Un ancêtre de tribu: le chien', BIIEN, VI, pp. 363-368, rapproche ce mythe des légendes amérindiennes et danoises.
30. F. M. Savina, Histoire des Miao, Hongkong, 1930, 2e édit., XVI.
31. J. Cuisinier, Les Muong, Géographie humaine et sociologie, Publ. de l'Institut d'Ethnologie, Paris, 1948, p. 316 –
32 C. Robequain, Le Thanh-hoa, Paris, 1929, I.. BEFEO, XXI, I, p. 191.
33. Régions montagneuses et minorités nationales en R.D. du Viet Nam. Etudes vietnamiennes, Hanoi, 1967
34.M. Ner, 'Comptes rendus de missions', BEFEO, XXVII, pp. 484-485 et XXX, pp. 533-576; G. Condominas, in A. Leroi-Gourhan et J. Poirier, Ethnologie de l'Union française, vol. II: Asie, Océanie, Amérique, Paris, P.U.F., 1953.
34. M. Ner, BEFEO, XXX, p. 545.
35. Tr. par L. Sabatier, BEFEO, XXXIII, 1933, p. 143, et Paris, s.d.
36. Sabatier et Antomarchi, Recueil des coutumes rhadées du Darlac, Hanoi, 1940.
37. Kemlin, BEFEO, IX, p. 493; X, pp. 131 et 507; XVII, no 4.
38. M. Ner, 'Les Moi du Haut Donnai', Extrême-Asie, no 88, aoơt 1933, pp. 13-15.
39. Id., 'Psychologie des populations archaiques Moï du Sud de l'Indochine', Rev. de Psychol. des Peuples, 2e trim. 1952. p. 177.
40. J. Leuba, Un royaume disparu: les Chams et leur art, Paris, 1923. - G. Maspero, Le royaume de Champa, Paris, 1928, Introduction.
41. M. Ner, 'Les Musulmans de l'Indochine française', CEFEO, no 26, 1941, pp. 21-22, et BEFEO, XLI, 1941, pp. 151-200.
42. L. Malleret, 'La Minorité cambodgienne de Cochinchine', BSEI, 1946, pp. 19-34.
43. Chiểu Nguyễn Huy, Le Statut des Chinois en Indochine, Paris, 1939. - Nguyễn Quốc Định, Les Congrégations chinoises en Indochine française, Toulouse, 1941.
44. Voir R. Lévy . L' Indochine et ses traités, Paris, 1947 et Décret du 28 septembre 1948, in J.O. de l' Indochine du 7 octobre 1948
45. Wang Wen-Yuan, Les relations entre l'Indochine française et la Chine, Paris, 1937
46. Thomas E. Ennis, French Policy and Developments in Indochina, University of Chicago Press, 1936, p. 125.
47. Helmut G. Callis, Foreign Capital in Southeast Asia, New York, IPR, 1942, p.84- C.F. Remer, Foreign Investments in China, New York, 1931, p. 185, cités dans Victor Purcell, The Chinese in Southeast Asia, London, Royal Institute of International Affairs, 1951, p.243
Remer donne les transferts suivants à Hong kong (en millions de dollars de Hongkong) pour 1930 : Straits Settlements 42,0, Indes Néerlandaises : 29,0, Siam : 20,0, Philippines : 12,5, Indochine : 5,0.
Ce texte est celui, remanié et mis à jour, de l'Introduction de notre Histoire du Việt Nam des origines à 1858. Nous remercions notre éditeur : Sud Est Asie, d'en avoir autorisé la reproduction.
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